Page:Du halde description de la chine volume 4.djvu/95

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lui dis-je, deux lettres initiales, le B et le D ; vous ne pouvez commencer aucun mot par ces lettres, et vous leur substituez le P et le T ; par exemple, au lieu d'écrire Bestia, Deus, vous écrivez Pestia, Teus. De là vient qu'il y a une infinité de sons européens que vous ne pouvez écrire, quoique vous puissiez les prononcer ; d'où je conclus que notre alphabet l'emporte sur le vôtre. D'ailleurs, poursuivis-je, vous prononcez et écrivez la voyelle e toujours ouverte : vous ne prononcez l'e muet qu'à la fin de quelques mots qui finissent par n, mais vous n'avez aucun signe qui le fasse connaître. Je sais que ces défauts se trouvent dans la langue chinoise, et que comme vous avez la lettre r qu'ils n'ont pas, votre langue est au-dessus de la leur, quand il s'agit d'exprimer les noms étrangers. Le prince ne goûtait pas trop ce discours, il me dit cependant de continuer mes remarques ; je passai donc de l'alphabet à la langue tartare en général ; je dis qu'elle n'était pas commode pour le style concis et coupé, que plusieurs mots étaient trop longs, et que je croyais que c'était une des raisons qui la rendait inutile pour la poésie ; que je n'avais pas vu de docteurs tartares faire des vers, ni même traduire autrement qu'en prose les vers chinois. — C’est sans doute, ajoutai-je, parce que la rime et la mesure si faciles en chinois, ne sont pas praticables dans votre langue. Vous faites souvent et bien des vers chinois, que vous écrivez sur les éventails, ou que vous donnez à vos amis. Oserais-je vous demander si vous en avez fait en tartare ? — Je ne l'ai pas tenté, dit le prince, et je ne sache pas qu'on ait fait sur cela des règles : mais qui vous a dit qu'il y avait au monde des poètes et des vers ? Avouez que ce n’est qu'à la Chine que vous l'avez appris. — Cela est si peu vrai, lui dis-je, que j'étais prévenu qu'on ne pourrait faire des vers dans une langue qui n'a que des monosyllabes : je me trompais, de même que vous vous trompez. Je vais vous réciter des vers en deux langues, et quoique vous ne puissiez en comprendre le sens, vous remarquerez aisément la mesure et la rime. Cette expérience faite, j'ajoutai qu'il y avait peu de transitions dans la langue tartare ; qu'elles étaient très fines et difficiles à attraper ; que c'était l'écueil où échouaient les plus habiles gens ; qu'on en voyait quelquefois demeurer assez longtemps le pinceau en l'air, pour passer d'une phrase à l'autre, et qu'après avoir rêvé, ils étaient obligés d'effacer ce qu'ils avaient écrit : que quand on leur en demandait la raison, ils n'en apportaient point d'autre que celle-ci : cela sonne mal, cela est dur, cela ne se peut dire, il faut une autre liaison, etc. Le prince ne put nier que cet inconvénient ne se trouvât dans sa langue, mais il me dit que cette difficulté ne se rencontrait pas dans le discours, et qu'on parlait sans hésiter. — Il serait bien étrange, lui répliquai-je, qu'un homme, qui raconte un fait ou une histoire, après trois ou quatre périodes, s'arrêtât la bouche ouverte sans pouvoir continuer son discours : on le croirait frappé d'une apoplexie subite.