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Page:Duchaussois - Aux glaces polaires, Indiens et Esquimaux, 1921.djvu/353

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AUX GLACES POLAIRES

tion. Notre bateau dérivait insensiblement vers le large, sous l’effort du vent de côté ; les lames devenaient houleuses. Nous commencions à être anxieux, car nous voyions la terre, au lieu de se rapprocher, s’éloigner insensiblement. Le soleil se couvrait de gros nuages, et la tempête se déchaînait.

Plus de soleil, bientôt plus de terre ; une espèce de brume nous enferme dans un cercle infranchissable. Alors nos gens de s’écrier :

Malheur à nous ! Nous sommes perdus !

Je ne le sentais que trop ; mais je craignais de le dire, pour ne décourager personne :

Si on essayait du côté de terre, à force de rame ?

Inutile, père, la rame ne peut rien contre cette bourrasque ! Regarde ces montagnes de vagues ! Dans quelques instants, si Dieu ne nous sauve, nous allons être engloutis !

Oh ! quel morne silence succède à ces paroles ! Les pleurs des quatre petites filles font seuls écho aux mugissements du lac déchaîné ; notre bateau, disloqué par ces furieux assauts, menace à chaque moment de s’entr’ouvrir.

Notre suprême espoir est en Dieu et en sa sainte Mère. Nous récitons le chapelet, et faisons vœu de réciter un rosaire devant Notre-Dame de Lourdes. Pour ma part, je fais vœu de faire, par l’entremise de mon frère Joseph, un pèlerinage à Sainte-Anne d’Auray ; et, le chapelet en main, je continue à prier tout le jour, toute la nuit, car notre bateau file, ballotté d’une façon affreuse. Le Père Vacher est bien malade du mal de mer, ainsi que nos filles et nos enfants. Cela fait diversion en quelque sorte à leurs angoisses. Quant à moi, je suis, par instants, comme au désespoir de nous voir mourir, au moment d’arriver au port. Alphonse tient toujours le gouvernail, aidé par un des nôtres ; mais il est épuisé de fatigue. J’ai une petite boussole ; je la pose près de lui afin qu’il puisse toujours diriger vers le nord-ouest. Oh ! quelle nuit d’anxiété ! Au matin, la brume de tempête se dégage peu à peu, mais le vent souffle toujours avec violence, et nos regards ont beau fouiller l’horizon dans tous les sens : pas de trace d’île ou de continent. On pompe avec activité, car l’embarcation fait eau continuellement. Nos hommes sont transis de froid… Je n’avais pas dormi beaucoup depuis plusieurs nuits : la fatigue et l’angoisse finirent par m’accabler, et je m’assoupis quelques instants. Il me semblait longer de vertes allées ! La terre était belle !… Puis je revenais à la triste réalité… Pas de terre… Où étions-nous ?… Enfin, vers midi, quelqu’un distingua comme un rivage derrière un rideau de brume. Comme tous les yeux se fixèrent sur ce point !… Que d’opinions contradictoires !… Et cependant c’était bien la terre, le salut. Marie avait exaucé nos vœux. À six heures du soir, nous récitions encore en commun le chapelet ; mais, cette fois, devant un bon feu ; et toutes les branches d’alentour étaient chamarrées d’étoffes, pour y sécher… Comme nous nous étions écartés de notre chemin ! Nous avions