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JEAN-JACQUES ROUSSEAU

s’il n’y avait pas assez de paradoxes dans le texte même, Rousseau avait éprouvé le besoin d’en inscrire un de plus au frontispice même de son ouvrage. Il dédie, en effet, aux magnifiques et souverains seigneurs de l’État de Genève un livre où il déplore la naissance de tout État. C’est à bon droit que Philopolis (Charles Bonnet), dans la lettre à Rousseau dont j’ai parlé, s’étonnait que celui-ci, ayant si bien montré, dans sa Dédicace, les avantages d’un bon gouvernement, les eût si parfaitement perdus de vue dans son Discours. Rousseau lui répliqua : « Dans mon épître dédicatoire, j’ai félicité ma patrie d’avoir un des meilleurs gouvernements qui puissent exister ; j’ai prouvé dans mon Discours qu’il devait y avoir très peu de bons gouvernements ; je ne vois pas où est lu contradiction que vous me reprochez en cela. » Elle est, selon moi, dans les éloges dithyrambiques qu’il donne à un gouvernement (celui de Genève) et dans les malédictions que, dans le corps du Discours, il lance à tout gouvernement. Il admet, et il le faut bien, le gouvernement comme un mal nécessaire ; mais on ne loue pas, avec de telles hyperboles, ce qui reste toujours un mal.

Envisagée d’ailleurs en elle-même, cette épître dédicatoire présentait au public une image beaucoup trop flattée de la République de Genève. S’il avait eu, dit Rousseau, à choisir le lieu de sa naissance, il aurait choisi : un pays libre, soumis à une constitution « dictée par la libre raison », des magistrats modérés, des citoyens unis entre eux, jouissant tous du droit de législation, méprisant un vain luxe, guidés enfin dans le sentier de la vertu par des pasteurs vénérables, pleins de douceur pour autrui. Voilà (j’ai résumé la dédicace) la cité selon son cœur et voilà justement où le ciel l’a fait naître.

Sans empiéter sur l’avenir, qui nous montrerait un Rousseau en querelle avec ces ministres, dont il appréciera moins alors « la douceur », en querelle même avec toute une partie de cette cite, où il sèmera la discorde ; si je considère seulement l’état de la république genevoise au moment même où Rousseau en fait un si pompeux éloge, je ne craindrai pas de dire, et cela me dispensera de plus amples commentaires, qu’en 1755 Rousseau