Page:Ducros - Les Encyclopédistes.djvu/231

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bon serviteur du roi, et les intérêts du pays, tout au moins de l’immense majorité du pays, n’étant peut-être pas exactement ceux de la royauté, n’a-t-il pas sacrifié les uns aux autres ? en un mot, suivant l’expression de Barruel qui, quoique brutal, pose la question comme nous aimons à la voir poser, n’a-t-il pas « trahi son roi[1] ? » Le mot, en effet, ne serait pas trop fort : Malesherbes savait très bien ce qu’il faisait ; il connaissait parfaitement ces ouvrages et leurs auteurs, et il ne suffit pas ici d’alléguer, comme on l’a fait, son goût déclaré pour les gens de lettres ; si ce goût irrésistible était en opposition avec ses devoirs de Directeur, il n’avait qu’à se démettre de ses fonctions. Il ne l’a pas fait : est-ce à dire qu’il aurait agi à la légère et sans que sa conscience se posât jamais la question que nous avons formulée nous-même ? mais cela est inadmissible : d’abord parce qu’il était la droiture même et ensuite parce que ce n’est pas accidentellement, mais presque journellement et pendant les treize années de son administration qu’il a encouragé et patronné la philosophie[2]. Nous sommes ici en face d’un problème moral qui n’intéresse pas seulement la réputation d’un grand citoyen : il se rattache encore, on va le voir, à un point important, et que nous avons touché ailleurs, de l’histoire des idées au dix-huitième siècle.

Nous avons démontré, croyons-nous, que les philosophes, au cours de l’Encyclopédie et, en tous cas, jusqu’en

  1. Sainte-Beuve, après avoir dit que Malesherbes protégea les philosophes, « sans jamais manquer à ses devoirs, a regret de le voir donner le change à la reine et au dauphin. » M. Brunetière dit, avec plus de sévérité : « Il ne convenait pas à la droiture de Malesherbes, et dans la situation de confiance qu’il occupait, de favoriser sous main l’achèvement de l’Encyclopédie. » (Revue des Deux-Mondes, février 1882).
  2. D’Alembert écrit à Voltaire en 1758 : « Nous n’avons plus de censeurs raisonnables à espérer, tels que nous avions jusqu’à présent. M. de Malesherbes a reçu là-dessus les ordres les plus précis et en a donné de pareils aux censeurs qu’il a nommés ». Et dans une note manuscrite (Bibl. nation, n. a. fr. 3344) on voit que Bourgelot, pressé par Malesherbes de travailler pour l’Encyclopédie, envoie des articles pour la lettre E.