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que la déclamation d’une sombre philosophie (celle de Jean-Jacques) contre le désir du pouvoir, de la grandeur, des richesses[1] ». Et enfin la bible elle-même du dix-huitième siècle affirme hautement que « les peuples qui vivent sous une bonne police sont plus heureux que ceux qui, sans règles et sans chefs, errent dans les forêts[2] ». Ainsi pensait Diderot qui, raillant le goût détestable de Rousseau pour « le gland, les tanières et le creux des chênes », aurait préféré, s’il avait eu le choix, à la vie simplifiée des hommes tout ce qui a corrompu les mortels, à savoir « un bon carrosse, un appartement commode et du linge fin. »

Mais alors pourquoi Diderot et les Encyclopédistes ont-ils tant vanté les douceurs de la vie sauvage, eux qui étaient dans l’âme bien trop bourgeois pour ne pas estimer à leur prix et goûter pleinement toutes les commodités de la vie civilisée ? Comme on l’a dit, on aime toujours quelqu’un contre quelqu’un ou contre quelque chose : or, c’est à la fois contre l’excès de sociabilité de leur époque et contre la doctrine de l’Église que les philosophes ont aimé ou fait semblant d’aimer l’état de nature. Que, dans le siècle par excellence des salons et des petits soupers on ait rêvé, par contraste avec la tyrannie des règles mondaines, la libre vie en plein air et en pleine nature, il n’y a pas là de quoi surprendre : c’était tout simplement une façon de secouer la poudre à la maréchale et de se rafraîchir en esprit à l’air pur des champs et des bois, en attendant que l’enchanteur du siècle vînt entraîner, non plus les esprits, mais les cœurs, vers ces rives du Léman où la nature est si belle et les passions elles-mêmes si près de la nature. Ainsi l’éloge de la vie primitive n’est, sous la plume des philosophes, qu’un panégyrique à contre-coup : c’est, par ce détour, la vie de société, ses complications et ses besoins factices, qu’ils prétendent

  1. Syst. de la Nat., I, 365.
  2. Encycl., art. Monarchie absolue. « Il en est des beaux siècles de Lacédémone comme des temps de la primitive église, de celui où tous les capucins mouraient en odeur de sainteté, de l’âge d’or, etc. » Voltaire : Comment. sur l’Esprit des lois. XVI, note).