Page:Ducros - Les Encyclopédistes.djvu/372

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fierions aujourd’hui de trahisons et de lâchetés. Et, sous prétexte que le roi incarnait alors la patrie, si l’on prétendait, comme on l’a fait, que le dévouement au roi était l’équivalent de notre patriotisme, il serait facile de répondre que le roi étant, avant tout, pour la noblesse, le gardien des priviléges et le dispensateur des grâces, la noblesse, on l’a vu mainte fois, n’hésitait pas à faire passer ses intérêts, dès qu’ils étaient menacés, avant ceux du roi et du pays. Que si les intérêts du roi et ceux des nobles s’accordaient ensemble, mais contre le pays, le choix des nobles n’était pas douteux : ainsi les émigrés trouveront tout simple, suivant l’expression de Mme de Staël, « d’invoquer la gendarmerie européenne pour mettre Paris à la raison. »

C’est qu’en définitive le vrai patriotisme est né en France avec la liberté ; le peuple n’a pris à cœur les affaires publiques que le jour où il lui a été permis d’y mettre la main ; jusque-là c’étaient les affaires du roi et de ses ministres ; « les individus, disait avec tristesse Turgot dans son projet sur les municipalités, sont assez mal instruits des devoirs qui les lient à l’État. Les familles elles-mêmes savent à peine qu’elles tiennent à cet État dont elles font partie. Il n’y a point d’esprit public parce qu’il n’y a point d’intérêt commun visible. » Les Encyclopédistes, se faisant, comme toujours, les interprètes de la nation et de ses aspirations grandissantes, écrivaient : « Voulons-nous que les peuples soient vertueux ? commençons par leur faire aimer la patrie ; mais la patrie ne peut subsister sans la liberté[1]. » Pourquoi, en effet, s’intéresserait-on si vivement à un État qui ne demande de vous que des impôts et des corvées ? « Dans un état despotique, les vertus des citoyens sont des vertus de dupes[2]. »

  1. Encyclopédie : art. Économie politique.
  2. D’Alembert : Essai sur les gens de lettres. « Le fond d’un Romain, avait dit Bossuet, était l’amour de la liberté et de la patrie ; une de ces choses lui faisait aimer l’autre. »