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Page:Duhem - Le Système du Monde, tome V.djvu/230

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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

éprouvait le besoin de croire que la Matière a existé de toute éternité et que des mondes multiples ont précédé celui-ci, cela ne ferait point tache en la foi de cet homme, pourvu qu’il croie que ce Monde-ci est nouveau, qu’il a commencé en un temps bien déterminé, et que ce temps fut le début du genre humain auquel appartiennent Adam et Ève. »

Le poëte Juda ha-Lévi n’a point pris la suite de Lévi ben Gerson, car il a (ce qu’ignorait Calonymos) de longtemps précédé celui-ci ; c’est, en effet, vers 1140 qu’il a composé son poëme intitulé Cosri ou mieux Khozari[1]. En face des hésitations de la Philosophie, le Khozari célèbre les certitudes de la foi ; « il contribua peut-être à faire revivre la Kabbale qu’un siècle plus tard, nous trouvons dans un état très florissant. »

Pour retrouver l’origine de la doctrine soutenue par Juda ha-Lévi, d’ailleurs, il était bien inutile de recourir à l’influence de Lévi ben Gerson. Nous savons combien fut ancienne et répandue l’hypothèse qu’une multitude infinie de mondes s’étaient succédé avant le commencement de celui qui nous porte ; nous savons aussi que cette supposition était bien connue des Rabbins ; les Kabhalistes en donnaient une interprétation allégorique[2] ; pour eux, les mondes détruits avant la création de notre Univers figuraient simplement les idées des choses qui ne pouvaient, avant la manifestation du Verbe, exister hors de la divine Pensée ; mais sans doute, parmi les Juifs, se rencontrait-il des gens qui voulaient prendre cet enseignement au pied de la lettre ; c’est à eux que songeait Rabbi Juda ha Lévi ; c’est leur opinion qu’il jugeait acceptable sous certaines conditions.

D’ailleurs, parmi les successeurs de Lévi ben Gerson, il se trouva des Rabbins pour aller plus loin que lui et que Juda ha-Lévi ; tels sont ceux dont Calo Calonymos nous parle en ces termes[3] :

« Quelques-uns de nos sages, et des plus notables, comme Rabbi Nissim et Rabbi Hasday, ont mordu, pour ainsi dire, à l’opinion que Rabbi Moïse [Maïmonide] avait soutenue touchant la création à partir du pur néant ; ils tiennent que nous pouvons croire, à l’existence éternelle du Monde dans le passé : non que le Monde soit issu du Dieu de gloire par voie de nécessité et d’émanation (per viam consecutionis et processus), comme le prétendent les philosophes : mais il a été produit d’une manière intentionnelle et

  1. S. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, pp. 483-485.
  2. Voir pp. 133-137.
  3. Calo Calonymos, Op. laud., lib. I, proemium, fol. sign. Aiii, vo.