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Page:Duhem - Le Système du Monde, tome V.djvu/297

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GUILLAUME, ALEXANDRE, ROBERT

Cette οὐσία opifex, que Gilbert appelle aussi[1], dans son commentaire au premier livre De la Trinité, une forma primaria, cet οὐσία qui préside à l’union de la ὕλη et de la forme substantielle (οὐσιωδής), union dont sortira la chose concrète et réellement existante, nous l’avons rencontrée déjà au De divisione naturæ[2]. Aussi, lorsque ce passage inspirera le De ente et essentia de Saint Thomas d’Aquin, fera-t-il retentir, jusqu’en l’œuvre du Doctor communis, un écho de la pensée de Jean Scot.

Au moment où Gilbert de la Porrée rédigeait son commentaire, on ne se contentait plus de lire Boëce et l’Érigène ; les traducteurs commençaient à faire parvenir aux écolâtres de Chartres les œuvres de la philosophie grecque que les Arabes avaient recueillies, et les écrits que les sages de l’Islam avaient eux-mêmes composés ; en particulier, on lisait le Livre des Causes, qui apportait, au Moyen Âge chrétien, un résumé du Néo-platonisme de Plotin et de Proclus.

Selon ce Néo-platonisme, toute chose, après l’Être premier, possédait, tout d’abord, une existence, émanée du premier Être. Dans cette existence, par elle-même une et identique pour toutes choses, l’Intelligence et l’Âme imprimaient des formes ; en vertu de ces formes diversement reçues, les choses devenaient distinctes les unes des autres, une chose était de telle manière, une autre chose de telle autre manière.

Or cette existence, uniforme en toutes choses, le traducteur du Livre des Causes la nommait esse ou essentia. On pouvait être tenté, dès lors, de l’identifier avec ce que Boëce désignait par ces mêmes mots : esse, essentia. On pouvait, dans le sens de la doctrine de Plotin et de Proclus, interpréter l’axiome : Citra Primum quicquid est, est ex id quod est et esse. L’esse, pouvait-on dire, c’est l’existence, une pour toutes les créatures, et qui, en toute créature, provient du premier Principe. Le id quod est, c’est la forme en vertu de laquelle telle créature est ceci ou cela, par laquelle elle est de telle ou telle manière ; c’est précisément cette forme que Boëce identifiait avec l’esse, en sorte que le sens attribué par ce philosophe aux termes qu’il avait employés se trouvait, pour ainsi dire, retourné.

Ce langage, inspiré par le Livre des Causes, Gilbert de la Porrée nous apprend[3] qu’il était communément reçu des théologiens de son temps.

  1. Gilberti Porretæ Op. laud., lib. I (Boethi Opera, éd. cit., p. 1138).
  2. Vide supra, pp. 55-57.
  3. Gilberti Porretæ Op. laud., lib. III, secunda regula (Boethi Opera, éd. cit., p. 1188).