Aller au contenu

Page:Duhem - Le Système du Monde, tome V.djvu/419

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
413
ALBERT LE GRAND

Prêcheur Albert, de Lavingen, celui que la postérité, admiratrice de son savoir encyclopédique, devait surnommer Albert le Grand.

La gloire d’Albert le Grand ne tarda pas à éclipser celle que la Somme théologique donnait au Mineur de Hales, comme les doctrines révélées par le premier allaient éclipser celles que le second avait résumées. En 1267, au moment où Roger Bacon écrit l’Opus minus[1], Alexandre de Hales est mort ; Albert est dans tout l’éclat de la renommée que lui vaut son prodigieux labeur. « Dans les discussions et les leçons, on les invoque tous deux comme des autorités ; mais, s’il en est un qui jouit, à Paris, du renom de docteur, c’est surtout celui qui vit encore ; on l’invoque dans les écoles comme une autorité. »

À cette confiante admiration de l’œuvre d’Albert le Grand, Roger Bacon refuse « le souscrire : « C’est la confusion et la destruction de toute science, s’écrie-t-il, car les écrits de cet auteur sont remplis d’erreurs et contiennent une infinité de choses inutiles…

» Il est entré tout jeune en l’ordre des Frères Prêcheurs ; il n’a jamais enseigné la Philosophie ; il ne l’a entendu enseigner dans aucune école ; il n’a fréquenté aucune université avant de passer théologien ; il n’a pas pu davantage être instruit au sein de son Ordre, car il est lui-même le premier maître en Philosophie qui se soit rencontré parmi ses frères. Sans doute, je lui accorderai plus d’éloges qu’à quelque autre qui soit en la foule des étudiants, car il a été le plus studieux de tous ; il a vu une infinité de choses ; il a eu le moyen de faire des dépenses ; aussi, dans la mer infinie des auteurs, a-t-il pu recueillir une multitude de choses utiles. Mais comme ces connaissances n’ont pas eu de fondement, comme il n’a pas été instruit et formé par les leçons reçues, par l’exercice de l’enseignement, par la discussion, il faut bien qu’il ignore les sciences les plus répandues. En outre, comme il ne sait pas les langues, il ne peut rien connaître de vraiment grand… Enfin, puisqu’il ignore la Perspective (car, vraiment, il ne sait rien de cette Science, ainsi, d’ailleurs, que tous ceux qui forment la foule des étudiants), il lui est impossible de rien savoir qui soit digne de la Philosophie… Et s’il ignore les moindres sciences, il ne peut connaître les plus grandes.

« Dieu m’est témoin que si j’ai exposé l’ignorance de ces deux hommes-là, c’est seulement en vue de la vérité des études. Car le vulgaire croit qu’ils ont possédé toute science, et il se fie à eux

  1. Rogeri Baconis Opus minus (Fr. Rogeri Bacon Opera quædam hactenus inedita. Edit. J. S. Brewer, London, 1859, pp. 325-328).