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Page:Duhem - Le Système du Monde, tome V.djvu/62

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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

Dans ce passage, le fils de l’Érin a employé les deux lermes : causes primordiales et substances éternelles ; ils ne sont pas employés au hasard et comme s’ils étaient synonymes ; ils ont des sens bien distincts. Nous entendons, en effet, le Disciple demander à son Maître[1] : « Je voudrais que vous me définissiez brièvement quelle différence il y a entre les causes et les substances ; les unes et les autres, en effet, sont purement intelligibles. » Et le Maître de répondre : « Nous appelons causes les raisons les plus universelles de toutes choses qui ont été, toutes à la fois, constituées dans le Verbe de Dieu. Nous nommons, au contraire, substances singulières et spécialissimes les idées propres (proprietates) et les raisons des choses singulières et spécialissimes qui ont été distribuées et constituées dans les causes mêmes… Le Monde. donc, a procédé des causes mêmes et des substances, par la coagulation des qualités de ces dernières. »

Ce ne sont donc pas seulement des idées très universelles, comme celle du Bien en soi ou de la Vie en soi, qui résident, de toute éternité, au sein du Verbe de Dieu ; ces idées très générales y sont distribuées et subdivisées en idées de plus en plus particulières, jusqu’aux idées mêmes des choses singulières qui, de toute éternité, sont, elles aussi, dans le Verbe ; c’est à ces idées des choses absolument singulières que Jean Scot réserve le nom de substances.

« Chaque créature[2] a donc sa véritable substance dans les causes primordiales ; c’est la raison, connue d’avance et fondée d’avance, à l’aide de laquelle Dieu a défini que cette créature serait de telle façon et point autrement. »

Les choses qui existent temporellement dans ce monde sensible « ont procédé[3] à la fois des causes généralissimes et des substances spécialissimes, par l’association des qualités à la matière et grâce à l’addition de la forme (per compactas in materiam qualitates, addita forma) ». La forme (forma) ou espèce (species) paraît être, pour l’Érigène, ce par quoi une idée divine devient chose temporellement existante au sein du monde sensible.

La création temporelle des choses particulières au sein du monde sensible ne doit pas être considérée, d’ailleurs, comme un écoulement par lequel les substances éternelles quitteraient le Verbe dans lequel elles existaient de tout temps, pour venir, ici-bas, revêtir des formes et des espèces. Les substances, les idées

  1. Joannis Scoti Erigenæ Op. laud., Lib. V, cap. 9 ; éd. cit., col. 887.
  2. Joannis Scoti Erigenæ Op. laud., Lib. II, cap. 24 ; éd. cit., col. 582.
  3. Joannis Scoti Erigenæ Op. laud., Lib. V, cap. 16 ; éd. cit., p. 887