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Page:Duhem - Le Système du Monde, tome VI.djvu/222

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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

Thierry de Freiberg ? Par un seul point, mais ce point est d’importance. Avant que chaque essence particulière reçoive ou prenne la part d’existence qu’elle se doit approprier, Ulrich et Thierry ont imaginé que Dieu avait déversé l’existence hors de lui. Cet épanchement d’existence au dehors, Eckehart le déclare impossible, parce qu’il n’y a pas d’« au dehors » de Dieu ; ces mots ne signifient que le néant ; ils ne signifient rien. Ulrich plaçait, hors de Dieu, des essences ayant capacité de recevoir l’existence qui se déverserait en elles ; mais Thierry avait formellement déclaré que c’était une fausse imagination et que les essences, entièrement dénuées de toute existence, ne pouvaient être regardées comme des sujets disposés à recevoir quoi que ce lut. Dès lors, on est logiquement conduit à cette conclusion : Il n’y a rien qui puisse rendre compte de l’ὕφεσις, de l’opération par laquelle Dieu aurait répandu l’existence hors de lui ; toute existence demeure forcément en Dieu ; elle est Dieu même. La doctrine d’Eckehart est la conclusion forcée des principes posés par Proclus et par le Livre des Causes.

Elle est aussi la transposition d’une doctrine communément reçue par les philosophes chrétiens.

Nous avons entendu Maître Eckehart autoriser sa doctrine à l’aide de ce texte : « In principio creavit… » Ces termes : In principio, il ne les interprétait pas comme signifiant : Au commencement, mais bien : au sein du Principe.

En un autre endroit, il revient sur les divers sens qu’on peut donner à ces mots : In principio, et le premier des sens qu’il distingue est le suivant[1] :

« Le Principe dans lequel Dieu a créé le ciel et la terre, c’est la liaison idéale. C’est ce qui est dit au premier chapitre de l’Évangile de saint Jean : « In principio erat Verbum. » Le grec porte Λόγος, c’est-à-dire Raison. Et de suite après : Toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été fait. D’une manière universelle, en effet, cl pour quelque chose que ce soit, la raison de cette chose en est le principe et la racine ; c’est pourquoi Platon mettait dans les raisons ou idées le principe tant de l’existence que de la connaissance de toutes choses…

» Voilà donc quel est le Principe ; c’est cette Raison idéale au sein de laquelle Dieu a créé sans rien regarder au dehors… C’est pourquoi, de ce texte : « Dieu a créé le ciel et la terre dans

  1. Magistri Eckhardi Commentarius in Genesim (H. Denifle, Op. laud., pp. 551-552).