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Page:Duhem - Le Système du Monde, tome VI.djvu/232

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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

sur le modèle des essences éternelles, l’Érigène use d’un langage métaphorique ; il dit, par exemple[1], que « par cette génération, leurs substances (substantiæ) éternelles, qui subsistaient d’une manière incommunicable dans le Verbe de Dieu, se sont écoulées (profluerunt) dans les formes elles espèces (formæ et species). »

Cet enseignement du fils d’Érin était bien connu dans l’École de Maître Eckehart ; lorsque celui-ci voulait parler de l’existence des créatures hors de Dieu, il la nommait : être formel, esse formale.

En face de cet enseignement, plaçons celui de l’Église catholique : Le Verbe éternel de Dieu a pris la nature humaine.

Les deux doctrines sont exprimées en des termes qui se ressemblent, qui présentent entre eux au moins une analogie superficielle ; confondons-les, brouillons les ; nous obtiendrons cette conclusion :

L’homme, formé par l’écoulement de l’idée éternelle del’homme au sein de la forme spécifique de l’humanité, est identique au Christ, formé par l’union de la nature divine du Verbe avec la nature humaine.

C’est précisément ce qu’enseigne Eckehart le jeune, ce qu’enseignait certainement son frère.

Mais notre auteur prévoit encore une objection.

Lorsque, pour parler comme Jean Scot, l’οὐσία éternelle de l’homme s’écoule dans la forme spécifique de l’homme, ce qu’elle produit d’une manière temporelle, ce n’est pas l’homme en soi, l’homme espèce ; ce sont des individus humains, concrets, déterminés, distincts les uns des autres.

De même l’union de la nature divine du Verbe avec la nature humaine ne s’est pas faite dans l’homme abstrait, mais dans un homme bien déterminé, en Jésus-Christ.

Il reste donc encore que les divers individus humains demeurent distincts les uns des autres et distincts de cet homme parfaitement défini qu’est le Christ.

Ces distinctions individuelles ne sont pas pour embarrasser bien fort nos Dominicains allemands.

Boëce avait enseigné[2] que les accidents distinguent seuls les individus d’une même espèce ; Gilbert de la Porrée et Guillaume d’Auvergne s’étaient élevés contre cette opinion ; c’est elle que reprennent nos auteurs ; seules, des différences accidentelles séparent les hommes les uns des autres.

  1. Joannis Scoti Erigenæ De divisione Naturæ lib. III, cap. 15 (Joannis Scoti Erigenæ Opera. Accurante J. P. Migne (Patralogiæ Latinæ. t. CXXII). Col. 665).
  2. Voir ; Troisième partie. Ch. IX, § II ; t. V, pp. 285-316.