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Page:Duhem - Le Système du Monde, tome VI.djvu/246

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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

ni rien qui les explique ; qu’une transformation de cette nature par la grâce de Dieu y peut seule conduire. Or le salut que Proclus nous annonce consiste essentiellement à connaître notre propre nature, ἡ φύσις ἡμῶν.

L’union avec Dieu, la vision béatifique, ne sont pas, pour le chrétien, apanages dont il puisse jouir eu cette vie ; c’est seulement après la mort que le salut lui est promis. Or, point n’est besoin de mourir, au gré de Proclus, pour atteindre à cette vision divine, à cette μανία, à cette ἐνθουσίασις qui conjoint l’âme à l’Un.

Enfin, à celui qui veut obtenir le salut, Jésus-Christ a commandé d’aimer Dieu par dessus toutes choses et son prochain comme lui-même. Or, quand est-ce que l’homme est, au gré de Proclus, en possession du salut total de son àme ? C’est « quand il n’aime rien, ne désire rien, ne fait rien en dehors de lui-même, ni Dieu ni les créatures. »

Cette dernière phrase n’est pas de Proclus ; elle est de Jean Tauler, fidèle interprète du Diadoque.

On ne la peut lire sans stupeur. On se demande avec étonnement comment Jean Tauler qui était, dans la pratique, nul n en doute, un chrétien sincère, a pu l’écrire ; comment les Dominicains allemands, dont le désir d’orthodoxie n’est pas contesté, ont pu suivre renseignement de Proclus sans voir à quel point cet enseignement différait de la doctrine catholique.

Leur extrême admiration pour le philosophe alexandrin n’est pas, d’une telle méprise, une explication suffisante ; en effet, si leur foi eût été clairvoyante, elle les eût mis en garde contre cette admiration irréfléchie.

La source de la confusion est ailleurs ; elle jaillit d’une méthode vicieuse ; dans sa réplique à Jean de Schoenau, le prudent et perspicace Gerson l’a fort bien découverte[1].

« S’il se trouve, dit-il, que des docteurs aient usé d’un langage impropre, parabolique, inusité, figuré, il ne convient ni de l’étendre ni de s’efforcer de le mettre dans l’usage ; il le faut, au contraire, expliquer avec respect dans le sens propre et non figuré ; sans quoi, il eût été bien inutile de constituer des docteurs en théologie qui ont pour principal office d’élucider la sainte Écriture ; et s’ils n’agissaient pas de la sorte, ils la rendraient de jour en jour plus confuse…

1. Epistola mayrstri Joannis de Gérsonno nr/ frafr/m Bartho/omæum corthusiensem contra prædictam tiejetuiionem. Joannis Gerson Opertr » cd, cit, , pars I, XVI. B.)

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