Page:Duhem - Le Système du Monde, tome VIII.djvu/336

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
333
LA PREMIÈRE CHIQUENAUDE

« Gilles, » dit-il[1], « oppose à Saint Thomas des arguments très forts ; il lui prouve que la matière du Ciel et la matière des être inférieurs ne peuvent pas être substantiellement différentes. Mais on peut prouver aussi contre Gilles que ces deux matières ne sauraient être de même nature.

» Gilles, en effet, se persuade bien que cette matière céleste n’est affectée d’aucune privation, qu’elle ne désire aucune forme autre que la sienne, parce que celle-ci contient virtuellement en elle-même toutes les autres formes. Mais il est une difficulté à laquelle il ne saurait échapper, et voici quelle elle est : La matière des êtres inférieurs est privée de cette forme céleste et, cependant, elle a une puissance naturelle à la recevoir ; elle ne possède pas cette forme, et, cependant, sa nature intrinsèque la rend apte à être soumise à cette forme céleste ou à une forme analogue, tout comme y est soumise la matière que Gilles place dans le Ciel, puisque ces deux matières sont de même nature. Ainsi la matière de ces êtres inférieurs aurait appétit à acquérir la forme substantielle des corps célestes ; et comme il est impossible qu’elle soit jamais soumise à cette forme, sa puissance et son appétit naturels se trouveraient frustrés pour l’éternité, ce que nul ne peut admettre. »

La solution à une telle difficulté paraît tout indiquée ; elle consiste à revenir à la doctrine du Commentateur et à nier qu’il y ait, en la substance céleste, une matière soumise à une forme.

D’ailleurs, la seule raison pour laquelle Aristote a admis une matière dans les êtres sublunaires est tirée des transformations substantielles auxquelles ces êtres sont soumis ; la supposition d’une semblable matière paraît superflue au sein des Cieux, exempts de toute génération et de toute corruption.

Le Ciel n’est donc pas composé par une matière soumise à une forme ; c’est une substance simple qui est en acte d’ellemême. « Elle est dite simple dans le sens où ce mot s’oppose à ceux-ci : composé de matière et de forme ; mais elle est composée de parties douées de grandeur… Il est permis de lui donner le nom de matière, si l’on entend, par ce mot : matière, désigner le sujet du mouvement local, quelque chose qui soit capable de se trouver ici en ce moment et ailleurs à un autre moment. »

  1. In Metaphysicen Aristotelis Quæstiones argutissimæ Magistri Joannis Buridani. Lib. VIII, quæst. unica : Utrum cælum habeat materiam subjectam formæ substantiali sibi inhærenti. Éd. cit., fol. lv et lvi.