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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

la Théologie ; elle transforme entièrement l’idée que les Sages s’étaient faite jusque-là de la Mécanique.

Pour Aristote et pour ses continuateurs, il y avait une Mécanique sublunaire ; les divers corps du monde de-la génération et de la mort étaient soumis à des puissances et à des résistances variables et mesurables ; on pouvait chercher suivant quelles règles les grandeurs et les directions de ces puissances et de ces résistances déterminaient les mouvements des corps auxquelles elles étaient appliquées ; Aristote lui-même, au VIIe livre de sa Physique, s’était essayé à une semblable recherche.

Mais pour Aristote, pour les Péripatéticiens, poui1 les Néoplatoniciens, il n’y avait pas de Mécanique céleste ; les intelligences séparées de la matière et les âmes incorporées aux Cieux donnaient à chaque orbe le mouvement de rotation uniforme qui convenait à la nature de cette trinité constituée par l’intelligence, l’âme et l’orbe ; cette nature divine n’était pas accessible aux mesures humaines ; l’homme devait se borner à observer le mouvement de rotation* qui lui était approprié ; c’eût été folie de sa part que de prétendre soumettre ce mouvement aux règles que l’étude des mouvements d’ici-bas lui avaient fait découvrir ; les lois dont dépendent les choses périssables contenues dans l’orbe de la Lunei ne sauraient être, sans impiété, imposées aux choses célestes qui sont éternelles et divines.

Or Jean Buridan a l’incroyable audace de dire : Les mouvements des Cieux sont soumis aux mêmes lois que les mouvements des^ choses d’ici-bas ; la cause qui entretient les révolutions’des orbes célestes est aussi celle qui maintient la rotation de la meule du forgeron ; il y a une Mécanique unique par laquelle sont régies toutes les choses créées, l’orbe du Soleil comme le toton qu’un enfant fait tourner.

Jamais, peut-être, dans le domaine de la Science physique, il n’y eut une révolution aussi profonde, aussi féconde que celle-là.

Un jour, à la dernière page du livre des Principes, Newton écrira : « Par la force de la gravité, j’ai rendu compte des phénomènes qu’offrent les cieux et de ceux que présente notre mer. — Hactenus phænomena cælorum et maris nostri per vim gravitatis exposui. » Ce jour-là, il annoncera le plein épanouissement d’une fleur dont Jean Buridan avait semé la graine. Et le jour où cette graine fut semée est, peut-on dire, celui où naquit la Science moderne.