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Page:Duhem - Le Système du Monde, tome X.djvu/256

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NICOLAS DE CUES

philosophes l’ont cherchée ; aucun ne l’a trouvée. Plus profondément nous serons instruits de cette ignorance, plus nous serons savants. »

Cette impuissance où l’intelligence de l’homme se trouve de saisir l’essence des choses, c’est un des sujets auxquels revient le plus volontiers la méditation de Nicolas de Cues ; rassemblons ici quelques-uns des passages où il en a le mieux sondé la profondeur[1].

« Le mot intelligence, disait Saint Thomas d’Aquin[2], signifie une certaine connaissance intime ; il vient de intus legere. Et cela est manifeste si l’on remarque la différence de l’intelligence et des sens. En effet, la connaissance sensible s’arrête aux qualités extérieures, sensibles. La connaissance intellectuelle pénètre, au contraire, jusqu’à l’essence de la chose. L’objet propre de l’intelligence humaine est même l’essence ou la quiddité des choses sensibles, qu’elle atteint au moins confusément. »

C’est contre cette théorie de la connaissance humaine que Nicolas de Cues ne cesse de s’élever ; notre intelligence forme des notions ou concepts ; ces notions ou concepts ne sont point du tout une vue, une prise de possession de l’essence ou quiddité de l’objet conçu ; de cet objet, c’est seulement une imitation (similitude), une apparence (species).

« Toutes choses sont, dans notre esprit[3], comme dans une image ou dans une imitation de leur propre vérité, car elles y sont sous formes de concepts (notionaliter) ; en effet, c’est seulement sous la forme d’une imitation que la connaissance se fait (similitudine fit cognitio). » « On dit de l’esprit qu’il conçoit[4] quand il produit des imitations ou notions des choses. L’action de concevoir (conceptio) est une imitation ; elle consiste à imiter la matière ou la forme. » « L’homme ne connaît point une chose[5], si ce n’est dans une imitation de cette chose ; au sein de l’intelligence humaine, la pierre ne réside pas comme dans la cause ou dans la nature (ratio) qui lui est propre ; elle s’y trouve comme dans une apparence, dans une imitation. »

  1. On trouvera beaucoup d’autres textes relatifs au même objet dans : Richard Falckenberg, Grundzüge der Philosophie der Nicolaus Cusanus mit besonderer Berucksichtigung der Lehre vom Erkennen. Breslau, 1880.
  2. Sancti Thomæ Aquinatis Summa theologica, Secundæ partis principalis pars secunda, quæst. VIII, art. I.
  3. Nicolai de Cusa Idiotæ lib. III, cap. III ; éd. cit., t. I, p. 152.
  4. Nicolai de Cusa Idiotæ lib. III, cap. VIII ; éd. cil., t. I, p. 160.
  5. Nicolai de Cusa De visione Dei liber pius, cap. XX ; éd. cit., t. I, p. 201.