Page:Dujardin - À la gloire d’Antonia.djvu/10

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ombres passent ; l’air est tiède ; nulle parole ; elle tourne vers moi sa tête ; ses yeux vers moi ; elle me sourit ; pâle, très tendrement elle sourit à moi ; nous nous sourions ; ses yeux se ferment ; sa bouche est entr’ouverte ; son cou est blanc sur la ligne noire des robes ; derrière la fenêtre est l’obscur et le frais de la nuit ; l’ombre profonde ; un boulevard avec deux rangées d’arbres ; deux lignes de maisons obscures ; la terre indécise ; nulle forme mobile ; nulle voix ; une étoile ; nuit d’indistinction ; très loin une lueur ; un banc de bois sous les arbres rangés longuement ; du monde mort les seuls vivants nous sommes.


VIII


Et je dis à mon amante, je lui dis, immobilement toujours, toujours ne touchant point elle, et regardant vers l’ombre, debout, appuyé au balcon sur la nuit, immobilement toujours, tandis qu’elle semblablement, muette encore et regardant en face, debout appuyée et immobile, est près moi, — ainsi, immobile, très bas, peut-être sans qu’elle m’entende, je parle à mon amie, et je lui dis :

— « Nous sommes deux qui sont ensemble ; mon amie nous sommes ensemble ; nous sommes des yeux qui pareillement voient ; nous sommes des mains qui sont unies, des cœurs qui battent mêmement ; nous avons deux âmes liées ; nous respirons des souffles réciproques ; nous marchons des chemins uns ; nous sommes des âmes conjointes ; et nous voyons ensemble, oh mon amie ; ensemble nous allons l’amoureuse vie ; j’ai votre main très doucement à moi ; votre présence en la course commune s’immiscie à la mienne inéluctablement ; nous nous avançons deux, parmi des ors vagues et brumeux ; nous allons au droit du plan chemin, dans une ombre qui nous reflète, entre des remparts de nues où tu progresses et qui te mirent, et je te vois uniquement ; derrière ces brumes étaient des songes ; mais ces brumes ne sont plus de brumes ; elles sont le néant hors nous, et dans ce vague de néant nous marchons, nous marchons, les deux, dans un effacement ; uniquement nous sommes, et nous nous voyons ; vous êtes au près de moi, muette amie, et vous vous avancez d’un pas au mien égal, parmi l’ondoiement de votre corps bercé ; je vais ainsi ; vous avez une senteur bonne, charnelle doucement de votre chair ; moi je suis embaumé de subtiles essences rares ; et votre chair adorable est près moi ; nos corps mystiquement se touchent ; nous avons des jouisse-