Page:Dujardin - De Stéphane Mallarmé au prophète Ezéchiel, 1919.djvu/55

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émotions conventionnelles… Je vous indique un petit jeu ; si vous" voulez embarrasser l’amateur éclairé, ou le pion, priez-le de vous expliquer en quoi un Scribe, un George Ohnet écrit mal…

Un jour, dans une salle de rédaction, on daubait sur un poème, nouvellement paru d’Edmond Rostand… « Mais, enfin, qu’est-ce que vous voyez de si mauvais là-dedans, demandai-je ?… » Et tout ce qu’on put me citer, ce fut cet hémistiche :

Du bordeaux, des oranges…

– Vous n’allez pas dire, monsieur Dujardin, que c’est écrit, cela ?

Et le « il pleut » de La Bruyère ? ce n’est pas écrit non plus ?… Hélas, ce qui n’est pas écrit, c’est les genoux qui se « dérobent », j’en demande pardon au maître trois fois illustre…

Il faudrait avoir le temps d’analyser cette notion de sincérité, qui est la condition sine qua non et la caractéristique du style, on trouverait qu’elle comporte trois qualités :

La précision : l’écrivain sincère avec lui-même dit exactement ce qu’il veut dire ;

La profondeur : il a dû descendre au fond de lui-même pour acquérir cette parfaite conscience qu’est la véritable sincérité ;

La concision : il éliminera tout ce qui est inutile ou frivole, pour s’en tenir à cette sincérité profonde.

Que le poète lyrique doive être précis, profond et concis, Henri Guilbeaux le disait, en 1913, dans une étude sur la poésie allemande contemporaine[1]. La chose est pourtant contraire, non seulement aux idées anciennement reçues, mais à certaines théories plus ou moins à la mode. Je n’ai pas les références sous les yeux ; je cite d’après un article de M. Paul Souday, l’un des rares journalistes qui sache penser, c’est-à-dire écrire[2] :

Grand partisan de l’intuition et de l’inspiration, Péguy devait repousser les entraves d’un plan préconçu et même de toute méditation préalable. L’aboutissement logique de la théorie, c’est de prendre la plume sans

  1. Anthologie des lyriques allemands contemporains, préface de Verhaeren.
  2. Temps du 24 avril 1918, compte rendu de Clio, de Péguy.