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famé du Quartier Latin, une très vieille et obscure maison, où passaient des ouvriers d’art, et dont le soleil ne chauffait que les toits.

C’était un affreux logement, carrelé et sans rideaux ; aucun meuble, si ce n’est un petit poêle en fonte, un fauteuil canné comme en ont quelquefois les caissiers, deux chaises, une table en bois blanc ; et, appuyés au long des murs, des livres en multitudes, des livres en monceaux, en tas croulants.

Pour saisir un d’entre eux, on le voyait l’arracher d’une pile ; et la masse oscillait ; ensuite, il le replaçait sur le tas.

Il était petit, gros, vêtu comme au faubourg, les yeux à fleur de tête et bordés de rouge ; et, je parle d’il y a dix ans, il allait et venait, courait, gesticulait, criait ; âme ingénue ; bouche coléreuse ; réponse à tout ; il n’avait que quatre-vingts ans.

Et, dans ce foyer, deux flammes. L’une était la science ; vivant pour les choses de la science, et pour elles seules, et rien que pour elles ; âme entière donnée ; oreille close à tout intérêt qui ne la concernait point ; aussi ignorant de la vie parisienne que M. Un Tel des question himyarites.

L’autre était une rouge et sombre jalousie, toujours en éveil, vite féroce : Israël !

Et les deux flammes s’emmêlaient étrangement pour faire dans ce vieux cœur de solitaire un grand amour.


Je l’ai vu pour la dernière fois l’avant-dernier hiver ; la concierge me dit : Je vais monter vous ouvrir ; il ne répond plus.

Il était assis dans le fauteuil canné, face au petit poêle, immobile, tassé comme quelqu’un qui n’aurait plus le mouvement ; les piles de livres gisaient, chargées de poussière.

Il tourna la tête et me salua par mon nom ; je lui dis quelques mots ; il ramena la tête dans sa position première ; il y eut un silence ; et, les yeux fixés face au petit poêle, sans remuer aucunement, il me parla.