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IMIRCE OU LA FILLE DE LA NATURE

n’empêcha pas ces messieurs de m’aimer ; une férie coiffée comme moi ne les effrayait point.

Mon père mourut, sa veuve, pour entretenir ses vieilles habitudes avec le Chapitre, se mit à vendre du vin ! sa maison devint leur cabaret. Élevée avec eux dès l’enfance, je devais naturellement les aimer ; je les haïssais, et je préférais quelques jeunes garçons de mon voisinage. À peine eus-je un peu de gorge, que mes amants me la prenaient, elle a crû dans leurs mains, comme la rose s’épanouit aux larmes humides de l’aurore. Ma mère était une bonne Picarde, elle criait lorsqu’on me chiffonnait : « Messieurs, ne cassez point la croix. » J’avais une petite croix d’or, elle pendait un peu plus bas que ma gorge ; c’étaient les limites qu’elle avait prescrites à la pétulance de mes amants.

Un jeune peintre me plut, il possédait les bonnes grâces de ma mère, je n’osai le rendre heureux, ma mère m’avait toujours recommandé de ne jamais permettre d’aller plus loin que ma croix. « Si tu t’avises, me disait-elle, de laisser toucher un quart de doigt plus bas, le diable te tordra le cou. » La crainte du diable est toute la religion qu’on nous inspire dans notre province ; j’avais peur de lui, j’aimais le peintre, j’étudiai les moyens de tromper le premier.

Pour dépayser l’esprit malin, je m’avisai un soir d’attacher ma croix à un si long ruban, qu’elle pendait presque sur les boucles de mes souliers. Mon