Page:Dumas - Œuvres - 1838, vol.2.djvu/102

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
FRÉDÉRIC.

Oui, à peu près.

LE BARON DE MARSANNE.

Dam ! voyez plutôt ce que le Constitutionnel disait à propos de…

EUGÈNE, sans l’écouter.

Plusieurs causes, beaucoup trop longues à développer, m’empêchent de le faire.

LA VICOMTESSE.

Déduisez vos raisons, et nous serons vos juges.

EUGÈNE.

Oh ! mesdames, permettez-moi de vous dire que ce serait un cours beaucoup trop sérieux pour un auditoire en robe de bal et en parure de fête.

MADAME DE CAMPS.

Mais point du tout, vous voyez qu’on ne danse pas encore… et puis nous nous occupons toutes de littérature ; n’est-ce pas, vicomtesse ?

LE BARON DE MARSANNE.

De la patience, mesdames, monsieur consignera toutes ses idées dans la préface de son premier ouvrage.

LA VICOMTESSE.

Est-ce que vous faites une préface ?

LE BARON DE MARSANNE.

Les romantiques font tous des préfaces… le Constitutionnel les plaisantait l’autre jour là-dessus avec une grâce…

ADÈLE.

Vous le voyez, monsieur, vous avez usé à vous défendre un temps qui aurait suffi à développer tout un système.

EUGÈNE.

Et vous aussi, madame ! faites-y attention… vous l’exigez, je ne suis plus responsable de l’ennui… Voici mes motifs : La comédie est la peinture des mœurs, le drame celle des passions. La révolution, en passant sur notre France, a rendu les hommes égaux, confondu les rangs, généralisé les costumes. Rien n’indique la profession, nul cercle ne renferme telles mœurs ou telles habitudes ; tout est fondu ensemble, les nuances ont remplacé les couleurs, et il faut des couleurs et non des nuances au peintre qui veut faire un tableau.

ADÈLE.

C’est juste.

LE BARON DE MARSANNE.

Cependant, monsieur, le Constitutionnel

EUGÈNE, sans écouter.

Je disais donc que la comédie de mœurs devenait de cette manière, sinon impossible, du moins très-difficile à exécuter. Reste le drame de passion, et ici une autre difficulté se présente. L’histoire nous lègue des faits, ils nous appartiennent par droit d’héritage, ils sont incontestables, ils sont au poëte : il exhume les hommes d’autrefois, les revêt de leurs costumes, les agite de leurs passions, qu’il augmente ou diminue selon le point où il veut porter le dramatique. Mais que nous essayions, nous, au milieu de notre société moderne, sous notre frac gauche et écourté, de montrer à nu le cœur de l’homme… on ne le reconnaîtra pas… la ressemblance entre le héros et le parterre sera trop grande, l’analogie trop intime ; le spectateur qui suivra chez l’acteur le développement de la passion voudra l’arrêter là où elle se serait arrêtée chez lui ; si elle dépasse sa faculté de sentir et d’exprimer à lui… il ne la comprendra plus, il dira : C’est faux, moi je n’éprouve pas ainsi ; quand la femme que j’aime me trompe, je souffre sans doute… oui… quelque temps… mais je ne la poignarde ni ne meurs, et la preuve, c’est que me voilà. Puis les cris de l’exagération, au mélodrame, qui couvrent les applaudissements de ces quelques hommes qui, plus heureusement ou plus malheureusement organisés que les autres, sentent que les passions sont les mêmes au quinzième qu’au dix-neuvième siècle, et que le cœur bat d’un sang aussi chaud sous un frac de drap que sous un corselet d’acier.

ADÈLE.

Eh bien ! monsieur, l’approbation de ces quelques hommes vous dédommagerait amplement de la froideur des autres.

MADAME DE CAMPS.

Puis, s’ils doutaient, vous pourriez leur donner la preuve que ces passions existent véritablement dans la société. Il y a encore des amours profondes qu’une absence de trois ans ne peut éteindre, des chevaliers mystérieux qui sauvent la vie à la dame de leurs pensées, des femmes vertueuses qui fuient leur amant, et, comme le mélange du naturel et du sublime est à la mode… des scènes qui n’en sont que plus dramatiques pour s’être passées dans une chambre d’auberge… je peindrais une de ces femmes… ANTONY, qui n’a rien dit pendant toute la discussion littéraire,
xxxxxxmais dont le visage s’est progressivement animé,
xxxxxxs’avance lentement, et s’appuie sur le dos du fauteuil
xxxxxxde Madame de Camps.
Madame, auriez-vous par hasard ici un frère ou un mari ?

MADAME DE CAMPS, étonnée.

Que vous importe, monsieur ?

ANTONY.

Je veux le savoir, moi !

MADAME DE CAMPS.

Non !

ANTONY.

Eh bien ! alors, honte au lieu de sang. (À Eugène.) Oui, madame a raison, monsieur ! et, puisqu’elle