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ADÈLE.

N’est-ce pas que c’est vrai ?… Une tache tombée sur un nom ne s’efface pas ; elle le creuse, elle le ronge, elle le dévore… Oh ! ma fille ! ma fille !

ANTONY.

Eh bien ! emmenons-la, qu’elle vienne avec nous… Hier encore j’aurais cru ne pouvoir l’aimer cette fille d’un autre… et de toi… Eh bien ! elle sera ma fille, mon enfant chéri ; je l’aimerai comme celui… Mais prends-la et partons… Prends-la donc, chaque instant te perd… À quoi songes-tu ? il va venir, il vient, il est là !…

ADÈLE.

Oh ! malheureuse !… où en suis-je venue, où m’as-tu conduite ? Et il n’a fallu que trois mois pour cela !… Un homme me confie son nom… met en moi son bonheur… Sa fille… il l’adore… c’est son espoir de vieillesse… l’être dans lequel il doit se survivre… Tu viens il y a trois mois… mon amour éteint se réveille, je souille le nom qu’il me confie… je brise tout le bonheur qui reposait sur moi… Et ce n’est pas tout encore, non, car ce n’est point assez : je lui enlève l’enfant de son cœur, je déshérite ses vieux jours des caresses de sa fille… et, en échange de son amour… je lui rends honte, malheur et abandon… Sais-tu, Antony, que c’est infâme ?

ANTONY.

Que faire alors ?

ADÈLE.

Rester.

ANTONY.

Et lorsqu’il découvrira tout ?

ADÈLE.

Il me tuera.

ANTONY.

Te tuer… lui te tuer… toi mourir, moi te perdre… c’est impossible… Tu ne crains donc pas la mort, toi ?

ADÈLE.

Oh ! non… elle réunit…

ANTONY.

Elle sépare… penses-tu que je croie à tes rêves, moi… et que sur eux j’aille risquer ce qu’il me reste de vie et de bonheur ?… Tu veux mourir ? eh bien ! écoute, moi aussi je le veux… mais je ne veux pas mourir seul, vois-tu… et je ne veux pas que tu meures seule… je serais jaloux du tombeau qui te renfermerait. Béni soit Dieu qui m’a fait une vie isolée que je puis quitter sans coûter une larme à des yeux aimés ! béni soit Dieu qui a permis qu’à l’âge de l’espoir j’eusse tout épuisé et fusse fatigué de tout !… Un seul lien m’attachait à ce monde… il se brise… et moi aussi je veux mourir… mais avec toi ; je veux que les derniers battements de nos cœurs se répondent… que nos derniers soupirs se confondent… Comprends-tu ?… une mort douce comme un sommeil, une mort plus heureuse que toute notre vie… Puis, qui sait ? par pitié peut-être jettera-t-on nos corps dans le même tombeau.

ADÈLE.

Oh oui ! cette mort avec toi, l’éternité dans tes bras… Oh ! ce serait le ciel, si ma mémoire pouvait mourir avec moi… Mais, comprends-tu, Antony ?… cette mémoire, elle restera vivante aux cœurs de tous ceux qui nous ont connus… on demandera compte à ma fille de ma vie et de ma mort… On lui dira : Ta mère… elle a cru qu’un nom taché se lavait avec du sang… enfant, ta mère s’est trompée, son nom est à jamais déshonoré, flétri ! et toi, toi… tu portes le nom de ta mère… On lui dira : elle a cru fuir la honte en mourant… et elle est morte dans les bras de l’homme à qui elle devait sa honte ; et, si elle veut nier, on lèvera la pierre de notre tombeau, et l’on dira : Regarde… les voilà !

ANTONY.

Oh ! nous sommes donc maudits ! ni vivre ni mourir enfin !

ADÈLE.

Oui… oui, je dois mourir seule… tu le vois, tu me perds ici sans espoir de me sauver… tu ne peux plus qu’une chose pour moi… va-t’en, au nom du ciel, va-t’en !

ANTONY.

M’en aller… te quitter… quand il va venir, lui… T’avoir reprise et te reperdre… enfer !… et s’il ne te tuait pas ?… s’il te pardonnait ?… Avoir commis pour te posséder… rapt, violence et adultère, et pour te conserver, hésiter devant un nouveau crime… perdre mon âme pour si peu. Satan en rirait ; tu es folle… non… non, tu es à moi comme l’homme est au malheur… — (La prenant dans ses bras.) Il faut que tu vives pour moi… je t’emporte… malheur à qui m’arrête !…

ADÈLE.

Oh ! oh !

ANTONY.

Cris et pleurs… qu’importe ?…

ADÈLE.

Ma fille ! ma fille !

ANTONY.

C’est un enfant… demain elle rira.
(Ils sont prêts à sortir. On entend deux coups de marteau
xxxà la porte cochère.)

ADÈLE, s’échappant des bras d’Antony.

Ah ! c’est lui… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi ! pardon, pardon !

ANTONY, la quittant.

Allons, tout est fini !