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COMMENT JE DEVINS AUTEUR DRAMATIQUE.

qui grevaient de cent vingt-cinq francs par mois le budget de l’administration, c’était autre chose : j’offrais d’y renoncer : cette offre fut acceptée.

À partir de cette époque je cessai de toucher mon salaire, mais aussi je cessai d’aller à mon bureau, à la grande terreur de ma pauvre mère ; cette terreur, il est vrai, avait été éveillée et était entretenue par les avis officieux que lui donnaient charitablement certaines personnes, et dont le refrain général était que ma pièce tomberait, et que je perdrais ma place ; deux prophéties qu’on aurait dû épargner, ce me semble, si ce n’était à son cœur, du moins à son âge. Ces avis produisirent plus d’effet que n’en attendaient encore ceux qui, sous le masque de l’intérêt, s’en faisaient un moyen de vengeance. Trois jours avant la représentation de Henri III, ma pauvre mère, écrasée de chagrin et d’inquiétude, fut atteinte d’une attaque d’apoplexie foudroyante, dont elle faillit mourir, et dont elle ne se tira qu’en perdant l’usage d’un bras et d’une jambe.

Qu’on juge de ma position, placé que j’étais entre ma mère à l’agonie et ma pièce prête à être jouée ; là tout mon passé, ici tout mon avenir ; d’un côté tout mon espoir, de l’autre, tout mon cœur.

Le jour de la représentation arriva : j’allai chez le duc d’Orléans, pour le prier d’assister à cette lutte solennelle qui devait décider de ma vie, to be, or not to be.

Il me répondit que cela lui était impossible ; il avait je ne sais combien de princes à dîner ce jour même.

— Monseigneur, lui dis-je, c’est une chose malheureuse pour moi que cette impossibilité ; il y a quatre ans que je pousse péniblement les jours devant moi pour arriver à ce jour, et cela dans un but, c’est celui de vous prouver que j’avais seul raison contre tous, et même contre Votre Altesse ; il n’y a donc pas de succès pour moi ce soir si vous n’êtes pas là quand je l’obtiendrai ; c’est un duel où je joue ma vie ; soyez mon témoin, cela ne se refuse pas.

— Je ne demande pas mieux, me répondit-il ; je serais même bien curieux de voir votre ouvrage, dont Vatout m’a dit beaucoup de bien ; mais comment faire ?

— Avancez l’heure de votre dîner, monseigneur, je retarderai celle du lever du rideau.

— Le pouvez-vous jusqu’à huit heures ?

— Je l’obtiendrai du théâtre.

— Eh bien ! allez me retenir toute la première galerie. Je vais, moi, faire prévenir mes convives d’arriver à cinq heures au lieu de six[1].

En quittant le duc je rencontrai la duchesse ; elle me demanda des nouvelles de ma mère ; j’aurais donné la moitié du succès que j’espérais le soir même pour lui baiser la main.

Je passai la journée entière près du lit de ma mère, qui était encore sans connaissance. À huit heures moins un quart je la quittai : j’entrai dans la salle comme on levait le rideau.

Le premier acte fut écouté avec bienveillance, quoique l’exposition en soit longue, froide et ennuyeuse ; la toile tomba : je courus voir comment allait ma mère.

En revenant j’eus le temps de jeter un coup d’œil sur la salle : ceux qui ont assisté à cette représentation se rappellent quel magnifique coup d’œil elle offrait : la première galerie était encombrée de princes chamarrés d’ordres de cinq ou six nations ; l’aristocratie tout entière était entassée dans des loges. Les femmes ruisselaient de pierreries.

Le second acte commença ; la scène de la sarbacane, que je craignais beaucoup, passa sans opposition. La toile tomba au milieu des applaudissements.

À partir du troisième acte jusqu’à la fin, ce ne fut plus un succès, ce fut un délire croissant : toutes les mains applaudissaient, même celles des femmes ; madame Malibran, penchée tout entière en dehors de sa loge, se cramponnait de ses deux mains à une colonne pour ne pas tomber.

Puis, lorsque Firmin reparut pour nommer l’auteur, l’élan fut si unanime que le duc d’Orléans se leva lui-même, et écouta debout et découvert le nom de son employé, qu’un des succès sinon le plus mérité du moins le plus reten-

  1. Voilà ce que fit le duc d’Orléans pour moi ; j’ai dit le mal, j’ai dit le bien. J’ajouterai quelque chose encore, car il faut rendre toute justice à l’homme, même quand il devient roi. Chaque fois que personnellement j’ai pu parvenir jusqu’au duc d’Orléans, chaque fois que par lettres j’ai pu arriver jusqu’au roi, le duc d’Orléans ou le roi m’a accordé ce que je lui demandais, soit la grâce d’un condamné politique, soit un encouragement à un homme de lettres malheureux. Son premier mouvement est bon, le second mauvais. C’est que le premier vient de son cœur, et le second de son entourage.