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a pris sur l’esprit de Henri un ascendant qui m’effraye… Mon père !… il en ferait un roi !…

RUGGIERI.

Et le duc de Guise ?

CATHERINE.

En ferait un moine, lui… Je ne veux ni l’un ni l’autre… il me faut un peu plus qu’un enfant, un peu moins qu’un homme… Aurais-je donc abâtardi son cœur à force de voluptés, éteint sa raison par des pratiques superstitieuses, pour qu’un autre que moi s’emparât de son esprit et le dirigeât à son gré ?… Non, je lui ai donné un caractère factice, pour que ce caractère m’appartint… Tous les calculs de ma politique, toutes les ressources de mon imagination ont tendu là… Il fallait rester régente de la France, quoique la France eût un roi ; il fallait qu’on pût dire un jour : Henri III a régné sous Catherine de Médicis… J’y ai réussi jusqu’à présent… Mais ces deux hommes !…

RUGGIERI.

Eh bien ! René, votre valet de chambre, ne peut-il préparer pour eux des pommes de senteur, pareilles à celles que vous envoyâtes à Jeanne d’Albret, deux heures avant sa mort ?…

CATHERINE.

Non… car leur existence m’est nécessaire. Ils entretiennent dans l’âme du roi cette irrésolution qui fait ma force. Je n’ai besoin que de jeter d’autres passions au travers de leurs projets politiques, pour les en distraire un instant ; alors je me fais jour entre eux ; j’arrive au roi, que j’aurai isolé avec sa faiblesse, et je ressaisis ma puissance… J’ai trouvé un moyen. Le jeune Saint-Mégrin est amoureux de la duchesse de Guise.

RUGGIERI.

Et celle-ci ?…

CATHERINE.

L’aime aussi, mais sans se l’avouer encore à elle-même, peut-être… Elle est esclave de sa réputation de vertu… Ils en sont à ce point où il ne faut qu’une occasion, une rencontre, un tête-à-tête, pour que l’intrigue se noue ; elle-même craint sa faiblesse, car elle le fuit… Mon père, ils se verront aujourd’hui ; ils se verront seuls.

RUGGIERI.

Où se verront-ils ?

CATHERINE.

Ici… Hier, au cercle, j’ai entendu Joyeuse et d’Épernon lier avec Saint-Mégrin la partie de venir faire tirer leur horoscope par vous… Dites aux deux premiers ce que bon vous semblera sur leur fortune future, que le roi veut porter à son comble, puisqu’il compte en faire ses beaux-frères… Mais trouvez le moyen d’éloigner ces jeunes fous… Restez seul avec Saint-Mégrin ; arrachez-lui l’aveu de son amour : exaltez sa passion ; dites-lui qu’il est aimé, que, grâce à votre art, vous pouvez le servir ; offrez-lui un tête-à-tête. — (Montrant une alcôve cachée dans la boiserie.) La duchesse de Guise est déjà là, dans ce cabinet si bien caché dans la boiserie, et que vous avez fait faire pour que je puisse voir et entendre au besoin sans être vue. Par Notre-Dame ! il nous a déjà été utile, à moi pour mes expériences politiques, et à vous pour vos magiques opérations.

RUGGIERI.

Et comment l’avez-vous déterminée à venir ?…

CATHERINE, ouvrant la porte du passage secret.

Pensez-vous que j’aie consulté sa volonté ?

RUGGIERI.

Vous l’avez donc fait entrer par la porte qui donne sur le passage secret ?

CATHERINE.

Sans doute.

RUGGIERI.

Et vous avez songé aux périls auxquels vous exposiez Catherine de Clèves, votre filleule ?… L’amour de Saint-Mégrin, la jalousie du duc de Guise…

CATHERINE.

Et c’est justement de cet amour et de cette jalousie que j’ai besoin… M. de Guise irait trop loin, si nous ne l’arrêtions pas. Donnons-lui de l’occupation… D’ailleurs, vous connaissez ma maxime :

Il faut tout tenter et faire,
Pour son ennemi défaire.


Cela peut entraîner loin ; mais Dieu, dans sa miséricorde, doit avoir des poids différents pour les rois et les sujets. S’il eût voulu nous juger tous de même, il nous eût fait tous égaux.

RUGGIERI.

Ainsi, ma fille, vous avez consenti à lui découvrir le secret de cette alcôve.

CATHERINE.

Elle dort. Je l’ai invitée à prendre avec moi une tasse de cette liqueur que l’on tire des fèves arabes que vous avez rapportées de vos voyages, et j’y ai mêlé quelques gouttes du narcotique que je vous avais demandé pour cet usage.

RUGGIERI.

Son sommeil a dû être profond, car la vertu de cette liqueur est souveraine.

CATHERINE.

Oui… et vous pourrez la tirer de ce sommeil à votre volonté ?

RUGGIERI.

À l’instant, si vous le voulez.

CATHERINE.

Gardez-vous-en bien !