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le temple et trop tôt pour le souper. Qu’est-ce qu’on peut vous offrir en attendant ?

SALOMON.

Rien, maître Peter, absolument rien ; je viens seulement parler à notre grand et illustre Kean d’une affaire de théâtre, une misère, rien du tout.

PETER.

C’est égal, je vais toujours vous envoyer an pot de vieille bière ; vous causerez ensemble en attendant.

SALOMON.

Ce n’est pas l’embarras, le temps parait moins long, passé avec un ami. Mais aussitôt que notre grand tragédien sera revenu, dites-lui que je l’attends ici, hein ! et que j’ai à lui parler à lui seul, et à l’instant.

PETER, sortant.

Convenu.


Scène X.

 

SALOMON, assis à la place où était le constable.

Ah ! voyons ce qu’on dit de notre dernière représentation du Maure de Venise. (Il prend les journaux ; on lui apporte un pot de bière.) Merci, l’ami… (Lisant.) Hum, hum. Paris, Saint-Pétersbourg, Vienne. Sont-ils ennuyeux d’emplir leurs journaux de nouvelles politiques, de la France, de la Russie, de l’Autriche, qui est-ce qui s’occupe de cela ? qui est-ce que ça intéresse ? Ah ! « Théâtre de Drury-Lane, représentation du Maure de Venise. M. Kean. » « Le spectacle d’hier a attiré peu de monde… » On a refusé cinq cents places au bureau ; la salle craquait. « La mauvaise composition de la soirée. » Merci : on jouait le Maure de Venise et le Songe d’une Nuit d’été, les deux chefs-d’œuvre de Shakspeare. « La médiocrité des acteurs… » L’élite de la troupe seulement, miss O’Neil, mistriss Siddons, Kean, l’illustre Kean. « Le jeu frénétique de Kean, qui fait d’Othello un sauvage. » Eh bien ! qu’est-ce qu’il veut qu’il en fasse, un fashionable ? (Regardant la signature de l’auteur de l’article.) Ah ! cela ne m’étonne plus : Cooksman. Connu. Ô honte ! honte ! voilà les hommes qui jugent, qui condamnent, et qui parfois étranglent. (Il prend un autre journal.) Ah ! ceci c’est autre chose ; l’article est d’un camarade, M. Brixon ; il a pris l’habitude de les faire lui-même, de peur que les autres ne lui rendent pas justice. Le public ne sait pas ça, lui ; mais nous autres !… Voyons. « La représentation a été magnifique hier à Drury-Lane ; la salle regorgeait ; et la moitié des personnes qui se sont présentées au bureau n’ont pu trouver place. La grande et sombre figure d’Iago, » c’est le rôle qu’il joue, « a été magnifiquement rendue par M. Brixon. » En voilà un qui ne s’écorche pu, au moins. Du reste, il n’y a pas de mal, tant qu’on ne dit que du bien de soi, chacun est libre. « La faiblesse de l’acteur chargé de représenter Othello… » Il le trouve trop faible, celui-là ; l’autre le trouvait trop fort, « a servi à faire mieux ressortir encore la profondeur du jeu de notre célèbre… » (Il jette le journal.) Coterie ! coterie ! Ah ! mon Dieu, que je suis heureux de n’être qu’un pauvre souffleur !


Scène XI.

 

KEAN, entrant, SALOMON.
KEAN

Qu’as-tu donc de si pressé à me dire, Salomon ? et pourquoi ne viens-tu pas le mettre à table ?

SALOMON.

Je ne suis pas venu pour souper ; je n’ai pas faim, voyez-vous ; il vient d’arriver quelque chose à l’hôtel !

KEAN

Quoi donc ?

SALOMON.

C’est le brigand de juif Samuel, le bijoutier, vous savez ? qui a obtenu prise de corps contre vous, pour votre billet de 400 livres sterling, et le shérif et les attorneys sont à l’hôtel.

KEAN

Qu’importe, puisque je suis à la taverne, moi ?

SALOMON.

Mais ils ont dit qu’ils attendraient jusqu’à ce que vous rentrassiez.

KEAN

Eh bien ! Salomon, sais-tu ce que je ferai, mon ami ?

SALOMON.

Non.

KEAN

Je ne rentrerai pas.

SALOMON.

Maître !

KEAN

Que me manque-t-il ici ? bon vin, bonne table, crédit ouvert et inépuisable, des amis qui m’aiment à me faire oublier le monde entier. Laisse le shérif et les attorneys s’ennuyer à l’hôtel, et amusons-nous à la taverne. Nous verrons lesquels se lasseront les premiers d’eux ou de moi.