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PRÉFACE.

Alors de la connaissance des hommes j’essayai de passer à la science des choses ; je tentai de me rendre compte de ces époques qui nous ont été transmises mais non pas expliquées ; je vis des empereurs insensés et un peuple esclave, cent soixante millions d’hommes victimes de l’astuce d’un tigre ou de la férocité d’un lion. Je cherchai un motif à ces crimes inouïs et à cette patience sans terme ; et voilà ce que je crus deviner, en abandonnant la philosophie pour la foi, et en regardant le monde païen du point de vue providentiel.

À cette époque, Rome était non-seulement la capitale de l’empire, mais encore le centre du monde ; elle faisait un si grand bruit à la surface de la terre, que l’on n’entendait pas même le murmure des autres villes ; elle couvrait de ses maisons tout l’espace qui s’étend de Tivoli à Ostia, et de Pontemolle à Albano. Dans cette immense ruche bourdonnaient, comme des abeilles, cinq millions d’habitants, c’est-à-dire six fois la population de Paris et quatre fois celle de Londres. Elle avait un superbe jardin qui s’étendait du Vésuve au mont Genèvre, un voluptueux gynécée qu’on appelait Baïa, une splendide maison de campagne que l’on nommait Naples, et deux immenses greniers toujours pleins de blé et de maïs, la Sicile et l’Égypte. De plus, soit par captation, soit par force, elle avait hérité des trésors de Babylone et de Tyr, ses aïeules, du commerce de Carthage et d’Alexandrie, ses rivales, et de la science d’Athènes, son institutrice.

Aussi, de cette centralisation d’hommes, d’or et de science, était-il résulté des mœurs étranges, un luxe insensé, une corruption gomorrhienne : le colosse romain, tout-puissant qu’il était en apparence, éprouvait parfois de subites commotions, de souterraines secousses et de mystérieux tremblements. C’est que la terre était alors pareille à une femme dont la grossesse touche à son terme ; elle sentait tressaillir son fruit dans ses entrailles ; fruit inconnu, prédit par la salutation angélique et attendu par la foi. Le monde antique craquait de vétusté ; l’Olympe païen se lézardait de l’Orient à l’Occident ; l’univers était dans la torpeur d’un serpent qui change de peau. Un frissonnement mortel courait par cette société, qui essayait de combattre le pressentiment de l’orgie, et qui, d’une main chaude de luxure, tentait d’effacer avec du vin et du sang les mots fatals écrits par le doigt de l’ange sur les murs suants du festin. Enfin Rome n’osait plus se fier ni à la terre ni au ciel : elle était entre un volcan et un orage ; elle avait sous ses pieds des catacombes pleines, et sur sa tête un Olympe vide !

C’est qu’elle venait d’être choisie pour les desseins du Seigneur ; c’est que, cité prédestinée, d’écueil, elle allait devenir un phare ; c’est que, creuset immense où le genre humain se transformait en bouillonnant, elle était en même temps le moule gigantesque duquel devait sortir un nouveau monde.

Or, comme les révolutions humaines, quoique conduites par la main du Seigneur, ne peuvent s’accomplir que par des moyens humains, Dieu voulut saper à la fois cette forteresse d’iniquités par la tête et par la base : il envoya la folie aux empereurs et la foi aux esclaves.

Aussi voyez-les tour à tour, ces Césars, comme à peine montés à ce faîte qu’on appelle l’empire, ils sont pris d’un vertige soudain, d’une folie incroyable, d’un aveuglement inouï, qui commence à Tibère et qui finit à Julien ! Voyez comme cette démence sanglante anéantit imprudemment tout ce qui peut lui servir d’appui, en frappant sur la chevalerie et le patriciat, ces soutiens naturels de toute monarchie. Voyez comme cette noblesse éperdue se détruit elle-même, et, sur un mot, sur un geste, sur une parole de son tyran, tend la gorge, s’ouvre les veines, ou se laisse mourir de faim ! c’est une soif de mort, une monomanie de néant ; et Rome n’a pas un palais dont ne sortent des cris, des râles et des soupirs.

Maintenant jetez les yeux sur l’extrémité opposée de la société : au lieu du désespoir, la consolation ; en place de bourreaux armés de la hache, des vieillards portant la croix et l’Évangile ; au contraire d’une main qui creuse la terre, un doigt qui montre le ciel.

Ainsi la colère de Dieu descendait sur les grands, et sa démence s’étendait sur les petits ; ces deux envoyées du Seigneur marchaient au-devant l’une de l’autre ; l’une descendant de l’empereur au peuple, l’autre montant du peuple à l’empereur ; elles se rencontrèrent dans le milieu de la société, chacune ayant fait son œuvre. Dès lors il y eut un pape au lieu d’un César, des martyrs en place des gladiateurs, des chrétiens et plus d’esclaves. Une seconde Genèse était accomplie ; à la lumière des yeux succédait la lumière de l’âme. Dieu avait refait un nouveau monde avec les débris de l’ancien !

Une fois arrivé à ce point de vue, on doit comprendre tout ce qu’offrait de poétique et d’élevé à mon esprit cette lutte du paganisme mourant et de la foi naissante. Je ne m’occupai donc plus qu’à choisir dans ces trois siècles de transformation une époque avantageuse au développement de mon sujet. La fin du règne du successeur de Tibère me parut la plus appropriée à mes théories providentielles ; sur trois types dont j’avais besoin, l’histoire m’en offrait deux, et depuis longtemps mon imagination avait enfanté le troisième : ces trois types étaient Messaline, Caligula, Stella.

Or, je vous le demande : ouvrez Tacite, Suétone