Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/173

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Pour éteindre le feu, il fallait sortir ; en sortant on s’exposait à une mort certaine.

La flamme gagna le tablier, mordit le bois de ses dents acérées, et courut en serpentant le long des charpentes. Un cri de joie, parti de la cour, fut répété par toute la place Saint-Antoine. On voyait monter la fumée au-dessus des tours. On se doutait que quelque chose de fatal aux assiégés s’accomplissait. En effet, les chaînes rougies se détachèrent des madriers. Le pont tomba, à moitié brisé, à moitié brûlé, fumant et pétillant. Les pompiers accoururent avec leurs pompes. Le gouverneur commanda de faire feu ; mais les invalides refusèrent. Les suisses seuls obéirent. Mais les suisses n’étaient pas artilleurs, il fallut abandonner les pièces.

Les gardes françaises, au contraire, voyant le feu de l’artillerie éteint, mirent leur pièce en batterie : leur troisième boulet brisa la grille. Le gouverneur était monté sur la plate-forme du château, pour voir si les secours promis arrivaient, quand il se vit tout à coup enveloppé de fumée. Ce fut alors qu’il descendit précipitamment et ordonna aux artilleurs de faire feu.

Le refus des invalides l’exaspéra. La grille en se brisant lui fit comprendre que tout était perdu.

Monsieur de Launay se sentait hai. Il devina qu’il n’y avait plus de salut pour lui. Pendant tout le temps qu’avait duré le combat, il avait nourri cette pensée, de s’ensevelir sous les ruines de la Bastille. Au moment où il sent que toute défense est inutile, il arrache une mèche des mains d’un artilleur, et bondit vers la cave où sont les munitions.

— Les poudres ! s’écrient vingt voix épouvantées ; les poudres ! les poudres !

On a vu la mèche briller aux mains du gouverneur ; on devine son intention. Deux soldats s’élancent et croisent la baïonnette sur sa poitrine au moment où il ouvre la porte.

— Vous pouvez me tuer, dit de Launay, mais vous ne me tuerez pas si vite que je n’aie le temps de jeter cette mèche au milieu des tonneaux ; et alors, assiégés et assiégeants, vous sautez tous. Les deux soldats s’arrêtent. Les baïonnettes restent croisées sur la poitrine de de Launay, mais c’est toujours de Launay qui commande, car on sent qu’il a la vie de tout le monde entre ses mains. Son action a cloué tout le monde à sa place. Les assaillants s’aperçoivent qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire. Ils plongent leurs regards dans l’intérieur de la cour, et voient le gouverneur menacé et menaçant.