Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/188

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

y faire ; quand on lui parla de liberté, il secoua la tête ; puis, enfin, quand on lui dit que la Bastille était prise :

— Oh ! oh ! dit-il, que vont dire de cela le roi Louis XV, madame de Pompadour et le duc de La Vrillière ?

Tavernier n’était même plus fou, comme de White : il était idiot.

La joie de ces hommes était terrible à voir, car elle criait vengeance, tant elle ressemblait à de l’effroi. Deux ou trois semblaient près d’expirer au milieu de ce tumulte composé de cent mille clameurs réunies, eux que jamais la voix de deux hommes parlant à la fois n’avait frappés depuis leur entrée à la Bastille ; eux qui n’étaient plus accoutumés qu’aux bruits lents et mystérieux du bois qui joue dans l’humidité, de l’araignée qui lisse sa toile, inaperçue, avec un battement pareil à celui d’une pendule invisible, ou du rat effaré qui gratte et passe.

Au moment où Gilbert parut, les enthousiastes proposaient de porter les prisonniers en triomphe, proposition qui fut acceptée à l’unanimité.

Gilbert eût fort désiré échapper à cette ovation, mais il n’y avait pas moyen ; il était déjà reconnu ainsi que Billot et Pitou.

Les cris : À l’hôtel de ville ! à l’hôtel de ville ! retentirent, et Gilbert se trouva soulevé sur les épaules de vingt personnes à la fois.

En vain le docteur voulut-il résister, en vain Billot et Pitou distribuèrent-ils à leurs frères d’armes leurs plus braves coups de poing, la joie et l’enthousiasme avaient durci l’épiderme populaire. Coups de poing, coups de bois de piques, coups de crosses de fusil, parurent aux vainqueurs doux comme des caresses, et ne firent que redoubler leur enivrement.

Force fut donc à Gilbert de se laisser élever sur le pavois.

Le pavois était une table au milieu de laquelle on avait planté une lance destinée à servir de point d’appui au triomphateur.

Le docteur domina donc cet océan de têtes ondulant de la Bastille à l’arcade Saint-Jean, mer pleine d’orages, dont les flots emportaient, au milieu des piques, des baïonnettes et des armes de toute espèce, de toute forme et de toute époque, les prisonniers triomphateurs.

Mais en même temps qu’eux, océan terrible et irrésistible, roulait un autre groupe, tellement serré qu’il semblait une île.

Ce groupe, c’était celui qui emmenait de Launay prisonnier.

Autour de ce groupe, des cris non moins bruyants, non moins enthousiastes que ceux qui accompagnaient les prisonniers se faisaient entendre, mais ce n’étaient pas des cris de triomphe, c’étaient des menaces de mort.

Gilbert, du point élevé où il se trouvait, ne perdait pas un détail de ce terrible spectacle.