Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/214

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universalité. — Êtes-vous affilié à quelqu’une ? — Non. — Êtes-vous simplement d’une loge maçonnique ? — Non. — Eh bien ! monsieur le ministre, je le suis, moi ! — Affilié ? — Oui, et à toutes. Monsieur le ministre, prenez garde, c’est un immense réseau qui enveloppe tous les trônes. C’est un poignard invisible qui menace toutes les monarchies. Nous sommes trois millions de frères à peu près répandus dans tous les pays, disséminés dans toutes les classes de la société. Nous avons des amis dans le peuple, dans la bourgeoisie, dans la noblesse, chez les princes, parmi les souverains eux-mêmes. Prenez garde, monsieur de Necker, le prince devant lequel vous vous irriteriez est peut-être un affilié, prenez garde. Le domestique qui s’incline devant vous est peut-être un affilié. Votre vie n’est pas à vous, votre fortune n’est pas à vous, votre honneur lui-même n’est pas à vous. Tout cela est à une puissance invisible, contre laquelle vous ne pouvez combattre, car vous ne la connaissez pas, et qui peut vous perdre, enfin, car elle vous connaît. Eh bien ! ces trois millions d’hommes, voyez-vous, qui ont déjà fait la république américaine, ces trois millions d’hommes vont essayer de faire une république française ; puis ils essaieront de faire une république européenne. — Mais, dit Necker, leur république des États-Unis ne m’effraie pas trop, et j’accepte volontiers ce programme. — Oui, mais de l’Amérique à nous, il y a un abîme. L’Amérique, pays neuf, sans préjugés, sans privilèges, sans royauté, sol nourricier, terres fécondes, forêts vierges ; l’Amérique, située entre la mer, qui est un débouché à son commerce, et la solitude, qui est une ressource à sa population, tandis que la France !… voyez donc ce qu’il y a à détruire en France, avant que la France ne ressemble à l’Amérique ! — Mais, enfin, où voulez-vous en venir ? — Je veux en venir où nous allons fatalement. Mais je veux tâcher d’y venir sans secousses, en mettant le roi à la tête du mouvement. — Comme un drapeau ? — Non, comme un bouclier. — Un bouclier ! fit Necker en souriant, vous ne connaissez pas le roi, si vous voulez lui faire jouer un pareil rôle. — Si fait, je le connais. Eh ! mon Dieu ! je le sais bien, c’est un homme tel que j’en ai vu mille à la tête des petits districts de l’Amérique, un brave homme, sans majesté, sans résistance, sans initiative, mais que voulez-vous ? Ne fut-ce que par le titre sacré qu’il porte, ce n’en est pas moins un rempart contre ces hommes dont je vous parlais tout à l’heure, et si faible que soit un rempart, on l’aime mieux que rien. Je me souviens, dans nos guerres avec les tribus sauvages du nord de l’Amérique, je me souviens d’avoir passé des nuits entières derrière une touffe de roseaux ; l’ennemi était de l’autre côté de la rivière et tirait sur nous. C’est peu de chose qu’un roseau, n’est-ce pas ? eh bien ! je vous déclare cependant, monsieur le