Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/263

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Le comte encore une fois se laissa tomber à genoux.

— Madame, au nom du ciel ! dit-il, ordonnez-moi de vous quitter, de fuir, de mourir, mais ne me laissez pas voir que vous pleurez.

Et le comte lui-même était près de sangloter en prononçant ces paroles.

— C’est fini, dit Marie-Antoinette en se relevant et en secouant doucement la tête avec un sourire plein de grâce.

Et d’un geste charmant elle jeta en arrière ses épais cheveux poudrés, qui s’étaient déroulés sur son cou d’une blancheur de cygne.

— Oui ! oui ! c’est fini, continua la reine, je ne vous affligerai plus ; laissons-là toutes ces folies. Mon Dieu ! c’est étrange que la femme soit si faible quand la reine a si grand besoin d’être forte. Vous venez de Paris, n’est-ce pas ? Causons. Vous m’avez dit des choses que j’ai oubliées ; c’était cependant bien sérieux, n’est-ce pas, monsieur de Charny ? — Soit, Madame, revenons à cela ; car, comme vous le dites, ce que j’ai à vous dire est bien sérieux ; oui, j’arrive de Paris, et j’ai assisté à la ruine de la royauté. — J’avais raison de provoquer le sérieux, car vous me le donnez sans compter, monsieur de Charny. Une émeute heureuse, vous appelez cela la ruine de la royauté. Quoi ! parce que la Bastille a été prise, monsieur de Charny, vous dites que la royauté est abolie. Oh ! vous ne réfléchissez pas que la Bastille n’a pris racine en France qu’au quatorzième siècle, et que la royauté a des racines de six mille ans par tout l’univers. — Je voudrais pouvoir me faire illusion, Madame, répondit le comte, et alors, au lieu d’attrister l’esprit de Votre Majesté, je proclamerais les plus consolantes nouvelles. Malheureusement, l’instrument ne rend pas d’autres sons que ceux pour lesquels il fut destiné. — Voyons, voyons, je vais vous soutenir, moi qui ne suis qu’une femme ; je vais vous remettre sur le bon chemin. — Hélas ! je ne demande pas mieux. — Les Parisiens sont révoltés, n’est-ce pas ? — Oui. — Dans quelle proportion ? — Dans la proportion de douze sur quinze. — Comment faites-vous ce calcul ? — Oh ! bien simplement ; le peuple entre pour douze quinzièmes dans le corps de la nation ; il reste deux quinzièmes pour la noblesse et un pour le clergé. — Le calcul est exact, comte, et vous savez votre compte rendu sur le bout du doigt. Vous avez lu monsieur et madame de Necker ? — Monsieur de Necker, oui, Madame. — Allons, le proverbe est bon, dit gaiement la reine : on n’est jamais trahi que par les siens. Eh bien ! voici maintenant mon calcul, à moi. Voulez-vous l’entendre ? — Avec respect. — Sur douze quinzièmes, six de femmes, n’est-ce pas ? — Oui, Votre Majesté. Mais… — Ne m’interrompez pas. Nous disons six quinzièmes de femmes, reste à six ; deux de vieillards impotents ou indifférents, est-ce trop ? — Non. — Reste à quatre quinzièmes, sur lesquels vous m’en accorderez bien deux de pol-