Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/28

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

cachette, ils retrouvaient à tâtons une certaine quantité de leurs confrères, recueillis un à un comme eux, et comme eux destinés à être désormais sequestrés de la circulation jusqu’au jour inconnu où la mort de la vieille fille les mettrait aux mains de son héritier.

C’était donc vers la demeure de cette vénérable parente que s’acheminait le docteur Gilbert, traînant par la main le grand Pitou.

Nous disons le grand Pitou, parce qu’à partir du premier trimestre après sa naissance, Pitou avait toujours été trop grand pour son âge.

Mademoiselle Rose-Angélique Pitou, au moment où sa porte s’ouvrait pour donner passage à son neveu et au docteur, était dans un accès d’humeur joyeuse. Tandis que l’on chantait la messe des morts sur le corps de sa belle-sœur dans l’église d’Haramont, il y avait eu noces et baptêmes dans l’église de Villers-Cotterets, de sorte que la recette des chaises avait, dans une seule journée, monté à six livres. Mademoiselle Angélique avait donc converti ses sous en un gros écu, lequel, à son tour, joint à trois autres mis en réserve à des époques différentes, avait donné un louis d’or. Ce louis venait justement d’aller rejoindre les autres louis, et le jour où avait lieu une pareille réunion était tout naturellement un jour de fête pour mademoiselle Angélique.

Ce fut juste au moment où, après avoir rouvert sa porte fermée pendant l’opération, la tante Angélique venait de faire une dernière fois le tour de son fauteuil pour s’assurer que rien au dehors ne décelait le trésor caché au dedans, que le docteur et Pitou entrèrent.

La scène aurait pu être attendrissante, mais aux yeux d’un homme aussi juste observateur que l’était le docteur Gilbert, elle ne fut que grotesque. En apercevant son neveu, la vieille béguine dit quelques mots de sa pauvre chère sœur qu’elle aimait tant, et eut l’air d’essuyer une larme. De son côté, le docteur, qui voulait voir au plus profond du cœur de la vieille fille avant de prendre un parti à son égard, le docteur eut l’air de faire à mademoiselle Angélique un sermon sur le devoir des tantes envers les neveux. Mais à mesure que le discours se développait et que les paroles onctueuses tombaient des lèvres du docteur, l’œil aride de la vieille fille buvait l’imperceptible larme qui l’avait mouillé, tous ses traits reprenaient la sécheresse du parchemin dont ils semblaient recouverts, elle leva la main gauche à la hauteur de son menton pointu, et de la main droite elle se mit à calculer sur ses doigts secs le nombre approximatif de sous que la location des chaises lui rapportait par année ; de sorte que le hasard ayant fait que le calcul se trouvât terminé en même temps que le discours, elle put répondre à l’instant même que, quel que fût l’amour qu’elle portait à sa pauvre sœur, et le degré d’intérêt qu’elle ressentît pour son cher neveu, la médiocrité de ses recettes