Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/285

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Il fallait donc tout ensevelir dans l’oubli, faire semblant d’oublier et se souvenir, semblant de pardonner et ne pardonner point.

Ce n’était pas digne d’une reine de France, ce n’était pas surtout digne de la fille de Marie-Thérèse, cette femme de cœur.

Lutter ! lutter ! c’était là le conseil de l’orgueil royal révolté ; mais lutter, était-ce prudent ? Calme-t-on les haines avec du sang répandu ? n’était-il pas terrible ce nom de l’Autrichienne ? fallait-il pour le consacrer, comme avaient fait Isabeau et Catherine de Médicis du leur, le consacrer en lui donnant le baptême d’un égorgement universel ?

Et puis le succès, si Charny avait dit vrai, le succès était douteux.

Combattre et être vaincu !

Voilà, du côté du malheur politique, quelles étaient les douleurs de cette reine qui, à certaines phases de sa méditation, sentait, comme on sent un serpent sortir des bruyères où notre pied l’a réveillé, sentait émerger du fond de ses souffrances de reine le désespoir de la femme qui se croit moins aimée quand elle l’a été trop.

Charny avait dit ce que nous lui avons entendu dire, non point par conviction, mais par lassitude ; il avait, comme tant d’autres, bu à satiété à la même coupe qu’elle les calomnies. Charny, qui, pour la première fois, avait parlé en termes si doux de sa femme Andrée, créature jusque là oubliée par son époux ; Charny s’était-il aperçu que cette femme encore jeune fût toujours belle ? Et à cette seule idée qui la brûlait comme la morsure dévorante de l’aspic, Marie-Antoinette s’étonnait de reconnaître que le malheur n’était rien auprès du chagrin.

Car ce que le malheur n’avait pu faire, le chagrin l’opérait en elle : la femme bondissait furieuse hors du fauteuil où elle s’était tenue, froide et vacillante, la reine contemplait en face le malheur.

Toute la destinée de cette créature privilégiée de la souffrance se révéla dans la situation de son âme pendant cette nuit.

— Comment échapper à la fois au malheur et au chagrin, se demandait-elle avec des angoisses sans cesse renaissantes ; fallait-il se résoudre, abandonnant la vie royale, à vivre heureuse de la médiocrité ; fallait-il retourner à son vrai Trianon et son chalet, à la paix du lac et aux joies obscures de la laiterie ; fallait-il laisser tout ce peuple se partager les lambeaux de la royauté, hormis quelques parcelles bien humbles que la femme pourra s’approprier avec les redevances contestées de quelques fidèles qui s’obstineront à rester vassaux ?

Hélas ! c’était ici que le serpent de la jalousie se reprenait à mordre plus profondément.

Heureuse ! serait-elle heureuse avec l’humiliation d’un amour dédaigné ?