Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/494

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Pitou respira, le dernier interlocuteur venait de lui ouvrir un échappatoire.

— Travailler ! s’écria Pitou. Vous parlez de vous armer pour la défense de la patrie, et vous pensez à travailler ?

Et Pitou ponctua sa phrase d’un rire tellement ironique et méprisant que les Haramontois se regardèrent humiliés.

Nous sacrifierions bien encore quelques journées, s’il le fallait absolument, dit un autre, pour être libres. — Pour être libres, dit Pitou, ce n’est pas une journée qu’il faut sacrifier, c’est toutes ses journées. — Alors, dit Boniface, quand on travaille pour la liberté on se repose ? — Boniface, répliqua Pitou d’un air de Lafayette irrité, ceux-là ne sauront jamais être libres qui ne savent pas fouler aux pieds les préjugés. — Moi, dit Boniface, je ne demande pas mieux que de ne pas travailler. Mais comment faire pour manger ? — Est-ce que l’on mange ? riposta Pitou. — À Haramont, oui, on mange encore. Est-ce qu’on ne mange plus à Paris ? — On mange quand on a vaincu les tyrans, dit Pitou. Est-ce que l’on a mangé le 14 juillet ? Est-ce que l’on pensait à manger, ce jourlà ? Non, l’on n’avait pas le temps. — Ah ! ah ! dirent les plus zélés, ce devait être beau, la prise de la Bastille ! — Manger ! continua dédaigneusement Pitou. Ah ! boire, je ne dis pas. Il faisait si chaud, et la poudre à canon est si acre ! — Mais que buvait-on ? — Ce qu’on buvait ? De l’eau, du vin, de l’eau-de-vie. C’étaient les femmes qui s’étaient chargées de ce soin. — Les femmes ? — Oui, des femmes superbes, qui avaient fait des drapeaux avec le devant de leurs robes. — Vraiment ! firent les auditeurs émerveillés. — Mais enfin, le lendemain, continua un sceptique, on a dû manger. — Je ne dis pas non, fit Pitou. — Alors, reprit Boniface triomphant, si l’on a mangé, on a dû travailler ? — Monsieur Boniface, répliqua Pitou, vous parlez de ces choses-là sans les connaître. Paris n’est pas un hameau. Il ne se compose pas d’un tas de villageois coutumiers, adonnés aux habitudes du ventre : obediendia ventri, comme nous disons en latin, nous autres savants. Non, Paris, comme dit monsieur de Mirabeau, c’est la tête des nations ; c’est un cerveau qui pense pour le monde entier. Un cerveau, cela ne mange jamais. Monsieur. — C’est vrai, pensèrent les auditeurs. — Et cependant, dit Pitou, le cerveau qui ne mange pas se nourrit tout de même. — Alors, comment se nourrit-il ? demanda Boniface. — Invisiblement, de la nourriture du corps.

Ici, les Haramontois cessèrent de comprendre.

— Explique-nous cela, Pitou ? demanda Boniface. — C’est bien facile, dit Pitou. Paris, c’est le cerveau, comme je l’ai dit ; les provinces, ce sont les membres. Les provinces travailleront, boiront, mangeront, et