Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/95

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C’est tout ce qu’on peut exiger d’un bon cheval lancé au grand trot.

Il jeta un coup d’œil en arrière. Rien sur le chemin.

Il jeta un coup d’œil en avant. Deux femmes sur des ânes.

Pitou avait attrapé une mythologie du petit Gilbert. On s’occupait fort de mythologie à cette époque.

L’histoire des dieux et des déesses de l’Olympe grec entrait dans l’éducation des jeunes gens. À force de regarder les gravures, Pitou avait appris la mythologie : il avait vu Jupiter se déguiser en taureau pour séduire Europe ; en cygne, pour commettre des impudicités avec la fille de Tyndare ; il avait vu enfin beaucoup d’autres dieux se livrer à des transformations plus ou moins pittoresques ; mais qu’un agent de la police de Sa Majesté se soit changé en âne, jamais ! Le roi Midas lui-même n’en eut que les oreilles, et il était roi, et il faisait de l’or à volonté ; il avait donc le moyen d’acheter la peau des quadrupèdes tout entière.

Un peu rassuré par ce qu’il voyait, ou plutôt par ce qu’il ne voyait pas, Pitou fit une culbute sur l’herbe de la lisière, essuya avec sa manche son gros visage tout rouge, et, couché dans le trèfle frais, il se livra à la volupté de suer en repos.

Mais les douces émanations de la luzerne et de la marjolaine ne pouvaient faire oublier à Pitou le petit-salé de la mère Billot, et le quartier de pain bis pesant une livre et demie que Catherine lui octroyait à chaque repas, c’est-à-dire trois fois par jour.

Ce pain, qui coûtait alors quatre sous et demi la livre, prix énorme, équivalant au moins à neuf sous de notre époque ; ce pain dont toute la France manquait, et qui passait, lorsqu’il était mangeable, pour la fabuleuse brioche dont la duchesse de Polignac disait ou conseillait aux Parisiens de se nourrir quand ils n’auraient plus de farine.

Pitou se disait donc philosophiquement que mademoiselle Catherine était la plus généreuse princesse du monde, et que la ferme du père Billot était le plus somptueux palais de l’univers.

Puis, comme les Israélites aux bords du Jourdain, il tournait un œil mourant vers l’est, c’est-à-dire dans la direction de cette bienheureuse ferme, en soupirant.

Au reste, soupirer, n’est pas une chose désagréable pour un homme qui a besoin de reprendre haleine après une course désordonnée.

Pitou respirait en soupirant, et il sentait ses idées, un instant fort confuses et fort troublées, lui revenir avec le souffle.

— Pourquoi, se dit-il alors, m’est-il donc arrivé tant d’événements extraordinaires dans un si court espace de temps ? Pourquoi plus d’accidents en trois jours que pendant tout le reste de ma vie ? C’est que j’ai rêvé d’un chat qui me cherchait querelle.