Page:Dumas - Georges, 1848.djvu/211

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de coureurs se suivaient encore de si près, et les chutes étaient si inattendues et changeaient tellement la face des choses que, comme s’ils eussent été sur le chemin du Paradis, en un instant les premiers se trouvaient être les derniers et les derniers les premiers. Cependant, il faut le dire, parmi les plus expérimentés et presque constamment à la tête des autres, on remarquait Télémaque, Bijou et Antonio. À cent pas du point de départ, ils restaient seuls, et toute la question allait évidemment se débattre entre eux trois.

Antonio, avec sa finesse habituelle, avait promptement reconnu, aux regards furieux qu’ils se lançaient, la haine que Bijou et Télémaque nourrissaient l’un pour l’autre, et il avait compté sur cette haine rivale autant pour le moins que sur sa légèreté personnelle. Aussi comme le hasard avait fait qu’il se trouvait placé entre eux deux, et que par conséquent il les séparait, le rusé Malaï avait profité d’une des nombreuses chutes qu’il avait faites pour prendre un des côtés et laisser les deux antagonistes en voisinage l’un de l’autre. Ce qu’il avait prévu arriva : à peine Bijou et Télémaque eurent-ils vu disparaître l’obstacle qui les séparait, qu’ils se rapprochèrent incontinent, se faisant des yeux de plus en plus terribles, grinçant des dents comme des singes qui se disputent une noix, et commençant à mêler des paroles amères à cette pantomime menaçante : heureusement, contenus qu’ils étaient chacun dans son sac, ils ne pouvaient passer des paroles aux actions. Mais il était facile de voir, à l’agitation de la toile, que leurs mains éprouvaient de vives démangeaisons de venger les injures que se disaient leurs bouches. Aussi emportés par leur haine mutuelle, s’étaient-ils rapprochés au point de se côtoyer, de sorte qu’à chaque bond, ils se coudoyaient, s’injuriant plus fort et se promettant bien que, dès qu’ils seraient sortis de leurs fourreaux, une rencontre aurait lieu entre eux, bien autrement acharnée que toutes les rencontres précédentes ; pendant ce temps, Antonio gagnait du terrain.

À la vue du Malaï qui avait pris cinq ou six pas d’avance sur eux, il y eut cependant entre les deux nègres une trêve d’un instant : tous deux essayèrent, par des bonds plus gigantesques qu’ils n’en avaient encore faits, de regagner l’avan-