Page:Dumas - Georges, 1848.djvu/259

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retenus, mais bientôt le naturel l’avait emporté sur la discipline et même sur la crainte. Quelques hommes s’étaient débandés et s’étaient mis à boire. À leurs cris de joie, les autres nègres n’avaient pu tenir leurs rangs ; toute cette multitude, qui suffisait pour anéantir Port-Louis, s’était répandue en un instant, éparpillée en une seconde, se groupant autour des tonneaux avec des cris de joyeuse rage, buvant à pleines mains cette eau-de-vie, ce rhum, cet arack, éternel poison des races noires, à la vue duquel un nègre ne sait pas résister, en échange duquel il vend ses enfants, son père, sa mère, et finit souvent par se vendre lui-même.

De là venaient ces cris à l’étrange expression que Georges n’avait pu comprendre. — Le gouverneur avait mis en pratique le conseil donné par Jacques lui-même, et, comme on le voit, il s’en était bien trouvé. — La révolte entrée dans la ville s’était amortie avant de traverser le quartier qui s’étend de la Petite Pontagne au Trou-Fanfaron, et était venue mourir à cent pas de l’hôtel du Gouvernement.

À la vue de l’étrange spectacle qui se déroulait sous ses yeux, Georges ne conserva plus aucun doute sur l’issue de son entreprise ; il se souvint de la prédiction de Jacques, et se sentit frissonner à la fois de colère et de honte. Ces hommes avec lesquels il comptait changer la face des choses, bouleverser l’île, et venger deux siècles d’esclavage par une heure de victoire et par un avenir de liberté, ces hommes étaient là, riant, chantant, dansant, désarmés, ivres, chancelants ; ces hommes, trois cents soldats armés de fouets pouvaient maintenant les reconduire au travail ; — et ces hommes étaient dix mille.

Ainsi, tout ce long travail de Georges sur lui-même était perdu ; toute cette haute étude de son propre cœur, de sa propre force et de sa propre valeur était inutile ; toute cette supériorité de caractère donnée par Dieu, d’éducation acquise sur les hommes, tout cela venait se briser devant les instincts d’une race qui aimait mieux l’eau-de-vie que la liberté.

Georges sentit aussitôt le néant de ses ambitions ; son orgueil, un instant, l’avait transporté sur une montagne, et lui avait fait voir à ses pieds tous les royaumes de la terre ; puis,