Page:Dumas - Georges, 1848.djvu/86

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de laquelle s’étendait la propriété de notre ancienne connaissance monsieur de Malmédie.

Ce n’est pas que monsieur de Malmédie fût un mauvais maître, dans l’acception que nous donnons en France à ce mot. Non, monsieur de Malmédie était un gros homme tout rond, incapable de haine, incapable de vengeance, mais entiché au plus haut degré de son importance civile et politique ; plein de fierté lorsqu’il songeait à la pureté du sang qui coulait dans ses veines, et partageant avec une bonne foi native et qui lui avait été léguée de père en fils, le préjugé qui, à l’Île de France, poursuivait encore à cette époque les hommes de couleur. Quant aux esclaves, ils n’étaient pas plus malheureux chez lui que partout ailleurs, mais ils étaient malheureux comme partout ; c’est que pour monsieur de Malmédie, les nègres, ce n’étaient pas des hommes, c’étaient des machines devant rapporter un certain produit. Or, quand une machine ne rapporte pas ce qu’elle doit rapporter, on la remonte par des moyens mécaniques. Monsieur de Malmédie appliquait donc purement et simplement à ses nègres la théorie qu’il eût appliquée à des machines. Quand les nègres cessaient de fonctionner, soit par paresse, soit par fatigue, le commandeur les remontait à coups de fouet ; la machine reprenait son mouvement, et à la fin de la semaine le produit général était ce qu’il devait être.

Quant à monsieur Henri de Malmédie, c’était exactement le portrait de son père avec vingt ans de moins, et une dose d’orgueil de plus.

Il y avait donc loin, comme nous l’avons dit, de la situation morale et matérielle des nègres du quartier des plaines Williams, avec celle des nègres du quartier Moka. Aussi dans ces réunions désignées, ainsi que nous l’avons dit, sous le nom de berloque, la gaîté venait-elle tout naturellement aux esclaves de Pierre Munier, tandis qu’au contraire elle avait chez ceux de monsieur de Malmédie besoin d’être excitée par quelque chanson, quelque conte ou quelque parade. Au reste, sous les tropiques, comme dans nos contrées, sous le hangar du nègre comme dans le bivouac des soldats, il y a toujours un ou deux de ces loustiques qui se chargent de l’emploi plus fatigant souvent qu’on ne pense de faire rire la société, et que la société reconnaissante paye de mille façons différentes ; bien