Page:Dumas - Joseph Balsamo, Lévy frères, 1872, volume 1.djvu/88

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— Hein ! qu’en dites-vous ; j’ai de la chance, n’est-ce pas, avec mes deux enfants, et l’on ne dira pas de moi que je revis dans ma progéniture. La sœur est un ange et le frère un apôtre ! Buvez donc, monsieur… Mon vin est détestable.

— Je le trouve exquis, dit Balsamo en regardant Andrée.

— Alors, vous êtes philosophe aussi, vous !… Ah ! prenez garde, je vous ferai faire un sermon par ma fille. Mais non, les philosophes n’ont pas de religion. C’était cependant bien commode, mon Dieu, d’avoir de la religion : on croyait en Dieu et au roi, tout était dit. Aujourd’hui, pour ne croire ni à l’un ni à l’autre, il faut apprendre trop de choses et lire trop de livres ; j’aime mieux ne jamais douter. De mon temps, on n’apprenait que des choses agréables, au moins ; on s’étudiait à bien jouer au pharaon, au biribi ou au passe-dix ; on tirait agréablement l’épée, malgré les édits ; on ruinait des duchesses et l’on se ruinait pour des danseuses : c’est mon histoire à moi. Taverney tout entier a passé à l’Opéra ; et c’est la seule chose que je regrette, attendu qu’un homme ruiné n’est pas un homme. Tel que vous me voyez, je parais vieux, n’est-ce pas ? Eh bien ! c’est parce que je suis ruiné et que je vis dans une tanière, parce que ma perruque est râpée et mon habit gothique ; mais, voyez mon ami le maréchal, qui a des habits neufs et des perruques retapées, qui habite Paris et qui a deux cent mille livres de rentes. Eh bien ! il est jeune encore ; il est encore vert, dispos, aventureux ! Dix ans de plus que moi, mon cher monsieur, dix ans !

— Est-ce de monsieur de Richelieu que vous voulez parler ?

— Sans doute.

— Du duc ?

— Pardieu ! ce n’est pas du cardinal, je pense ; je ne remonte pas encore jusque-là. D’ailleurs, il n’a pas fait ce qu’a fait son neveu ; il n’a pas duré si longtemps.

— Je m’étonne, monsieur, qu’avec de si puissants amis que ceux que vous paraissez avoir, vous quittiez la cour.

— Oh ! c’est une retraite momentanée, voilà tout, et j’y rentrerai quelque jour, dit le vieux baron en lançant sur sa fille un regard étrange.