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gence qui reliait entre eux les intérêts des deux princes ; mais Chicot, s’approchant de son oreille, sous prétexte de planter une de ses deux poules dans les chaînettes en rubis de sa toque, lui dit tout bas :

— Vois ton frère, Henri.

L’œil de Henri se leva rapide ; le doigt du duc s’abaissa presque aussi prompt ; mais il était déjà trop tard. Henri avait vu le mouvement et deviné la recommandation.

— Sire, continua le duc de Guise, qui avait bien vu l’action de Chicot, mais qui n’avait pu entendre ses paroles, les catholiques ont, en effet, appelé cette association la sainte Ligue, et elle a pour but principal de fortifier le trône contre les huguenots, ses ennemis mortels.

— Bien dit ! s’écria Chicot. J’approuve pedibus et nutu.

— Mais, continua le duc, c’est peu de s’associer, sire, c’est peu de former une masse, si compacte qu’elle soit, il faut lui imprimer une direction. Or, dans un royaume comme la France, plusieurs millions d’hommes ne se rassemblent pas sans l’aveu du roi.

— Plusieurs millions d’hommes ! fit Henri n’essayant aucun effort pour dissimuler une surprise qu’on eût pu avec raison interpréter comme de la frayeur.

— Plusieurs millions d’hommes, répéta Chicot, léger noyau de mécontents, et qui, s’il est planté, comme je n’en doute point, par des mains habiles, fera pousser de jolis fruits.

Pour cette fois, la patience du duc parut être à bout ; il serra ses lèvres dédaigneuses, et, pressant la terre d’un pied dont il n’osait point la frapper :

— Je m’étonne, sire, dit-il, que Votre Majesté souffre qu’on m’interrompe si souvent quand j’ai l’honneur de lui parler de matières si graves.

Chicot, à cette démonstration, dont il parut sentir toute la justesse, tourna autour de lui des yeux furibonds, et, imitant la voix glapissante de l’huissier du Parlement :

— Silence, donc ! s’écria-t-il, ou, ventre de biche ! on aura affaire à moi.

— Plusieurs millions d’hommes ! reprit le roi, qui avait peine à avaler le chiffre, c’est flatteur pour la religion catholique ; mais, en face de ces plusieurs millions d’associés, combien y a-t-il donc de protestants dans mon royaume ?

Le duc parut chercher.

— Quatre, dit Chicot.

Cette nouvelle saillie fit éclater de rire les amis du roi, tandis que Guise fronçait le sourcil et que les gentilshommes de l’antichambre murmuraient hautement contre l’audace du Gascon.

Le roi se tourna lentement vers la porte d’où venaient ces murmures, et comme, lorsqu’il le voulait, Henri avait un regard plein de dignité, les murmures cessèrent.

Puis, ramenant ce même regard sur le duc, sans rien changer à son expression :

— Voyons, monsieur, dit-il, que demandez-vous ?… Au but… au but…

— Je demande, sire, car la popularité de mon roi m’est plus chère encore peut-être que la mienne, je demande que Votre Majesté montre clairement qu’elle nous est aussi supérieure dans son zèle pour la religion catholique que pour toutes les autres choses, et qu’elle ôte ainsi tout prétexte aux mécontents de recommencer les guerres.

— Ah ! s’il ne s’agit que de guerre, mon cousin, dit Henri, j’ai des troupes, et rien que sous vos ordres vous tenez, je crois, dans le camp que vous venez de quitter pour me donner ces excellents conseils, près de vingt-cinq mille hommes.

— Sire, quand je parle de guerre, j’aurais dû peut-être m’expliquer.

— Expliquez-vous, mon cousin ; vous êtes un grand capitaine, et j’aurai, vous n’en doutez pas, plaisir à vous entendre discourir sur de pareilles matières.

— Sire, je voulais dire que, par le temps qui court, les rois sont appelés à soutenir deux guerres, la guerre morale, si je puis m’exprimer ainsi, et la guerre politique, la guerre contre les idées, et la guerre contre les hommes.

— Mordieu ! dit Chicot, comme c’est puissamment exposé !

— Silence ! fou, dit le roi.

— Les hommes, continua le duc, les hommes sont visibles, palpables, mortels ; on les joint, on les attaque, on les bat ; et, quand on les a battus, on leur fait leur procès et on les pend, ou mieux encore.

— Oui, dit Chicot, on les pend sans leur faire leur procès ; c’est plus court et plus royal.

— Mais les idées, continua le duc, on ne les rencontre point ainsi. Sire, elles se glissent invisibles et pénétrantes ; elles se cachent surtout aux yeux de ceux-là qui veulent les détruire ; abritées au fond des âmes, elles y projettent de profondes racines ; et plus on coupe les rameaux imprudents qui sortent au dehors, plus les racines intérieures deviennent puissantes et inextirpables. Une idée, sire, c’est un nain géant qu’il faut surveiller nuit et jour ; car l’idée qui rampait hier à vos pieds demain dominera votre tête. Une idée, sire, c’est l’étincelle qui tombe sur le chaume, il faut de bons yeux en plein jour pour deviner les commencements de l’incendie, et voilà pourquoi, sire, des millions de surveillants sont nécessaires.

— Voilà les quatre huguenots de France à tous les diables, s’écria Chicot ; ventre de biche ! je les plains.

— Et c’était pour veiller à cette surveillance, continua le duc, que je proposais à Votre Majesté de nommer un chef à cette sainte union.

— Vous avez parlé, mon cousin ? demanda Henri au duc.

— Oui, sire, et sans détour, comme a pu le voir Votre Majesté.

Chicot poussa un soupir effrayant, tandis que le duc d’Anjou, remis de sa frayeur première, souriait au prince lorrain.

— Eh bien ! dit le roi à ceux qui l’entouraient, que pensez-vous de cela, messieurs ?

Chicot, sans rien répondre, prit son chapeau et ses gants ; puis, empoignant une peau de lion par la queue, il la traîna dans un coin de l’appartement, et se coucha dessus.

— Que faites-vous, Chicot ? demanda le roi.

— Sire, dit Chicot, la nuit, prétend-on, est bonne conseillère. Pourquoi prétend-on cela ? parce que la nuit on dort. Je vais dormir, sire ; et demain, à tête reposée, je rendrai réponse à mon cousin de Guise.

Et il s’allongea jusqu’aux ongles de l’animal.

Le duc lança au Gascon un furieux regard, auquel en rouvrant un œil celui-ci répondit par un ronflement pareil au bruit du tonnerre.

— Eh bien ! sire, demanda le duc, que pense Votre Majesté ?

— Je pense que, comme toujours, vous avez, raison, mon cousin ; convoquez donc vos principaux ligueurs, venez à leur tête, et je choisirai l’homme qu’il faut à la religion.

— Et quand cela, sire ? demanda le duc.

— Demain.

Et, en prononçant ce dernier mot, il divisa habilement son sourire. Le duc de Guise en eut la première partie, le duc d’Anjou la seconde.

Ce dernier allait se retirer avec la cour ; mais au premier pas qu’il fit dans cette intention :

— Restez, mon frère, dit Henri, j’ai à vous parler.

Le duc de Guise appuya un instant sa main sur son front comme pour y comprimer un monde de pensées, et partit avec toute sa suite, qui se perdit sous les voûtes.

Un instant après on entendit les cris de la foule qui saluait sa sortie du Louvre, comme elle avait salué son entrée.

Chicot ronflait toujours, mais nous n’oserions pas répondre qu’il dormait.


CHAPITRE XXXVIII.

CASTOR ET POLLUX.


Le roi avait congédié tous les favoris, en même temps qu’il retenait son frère.

Le duc d’Anjou, qui, pendant toute la scène précédente, avait réussi à conserver l’attitude d’un homme indifférent, excepté aux yeux de Chicot et du duc de Guise, accepta sans