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— Parce que je n’ai pas pu passer par où passent les autres, mon bon seigneur ; parce que le Seigneur dans sa colère m’a frappé d’obésité. Oh ! malheureux ventre, oh ! misérable bedaine ! criait le moine, en frappant de ses deux poings la partie qu’il apostrophait. Ah ! que ne suis-je mince comme vous, monsieur Chicot ! Que c’est beau et surtout que c’est heureux d’être mince !

Chicot ne comprenait absolument rien aux lamentations du moine.

— Mais les autres passent donc quelque part ? s’écria Chicot d’une voix de tonnerre ; les autres s’enfuient donc ?

— Pardieu ! dit le moine, que voulez-vous qu’ils fassent ? qu’ils attendent la corde ? Oh ! malheureux ventre !

— Silence, cria Chicot, et répondez-moi.

Gorenflot se redressa sur ses deux genoux.

— Interrogez, monsieur Chicot, répondit-il, vous en avez bien certainement le droit.

— Comment se sauvent les autres ?

— À toutes jambes.

— Je comprends… mais par où ?

— Par le soupirail.

— Mordieu ! par quel soupirail ?

— Par le soupirail qui donne dans le caveau du cimetière.

— Est-ce le chemin que tu appelles le souterrain ? réponds vite.

— Non, cher monsieur Chicot. La porte du souterrain était gardée extérieurement. Le grand cardinal de Guise, au moment de l’ouvrir, a entendu un Suisse qui disait : Mich durstet, ce qui veut dire, à ce qu’il paraît : J’ai soif.

— Ventre de biche ! s’écria Chicot, je sais ce que cela veut dire ; de sorte que les fuyards ont pris un autre chemin ?

— Oui, cher monsieur Chicot ; ils se sauvent par le caveau du cimetière.

— Qui donne ?

— D’un côté dans la crypte, de l’autre sous la porte Saint-Jacques.

— Tu mens !

— Moi, cher seigneur.

— S’ils s’étaient sauvés par le caveau donnant dans la crypte, je les eusse vus repasser devant ta cellule.

— Voilà justement, cher monsieur Chicot, ils ont pensé qu’ils n’auraient pas le temps de faire ce grand détour, et ils sont passés par le soupirail.

— Quel soupirail ?

— Par un soupirail qui donne dans le jardin et qui sert à éclairer le passage.

— De sorte que toi ?…

— De sorte que moi, qui suis trop gros…

— Eh bien !

— Je n’ai jamais pu passer : et l’on s’est mis à me tirer par les pieds, vu que j’interceptais le chemin aux autres.

— Mais, s’écria Chicot, le visage éclairé tout à coup d’une étrange jubilation, si tu n’as pas pu passer.

— Non, et cependant j’ai fait de grands efforts ; voyez mes épaules, voyez ma poitrine.

— Alors lui, qui est plus gros que toi.

— Qui, lui ?

— Oh ! mon Dieu ! dit Chicot, si tu es pour moi dans cette affaire-là, je te promets un fier cierge ; de sorte qu’il ne pourra pas passer non plus.

— Monsieur Chicot.

— Lève-toi, frocard.

Le moine se leva aussi vite qu’il put.

— Bien, maintenant conduis-moi au soupirail.

— Où vous voudrez, mon cher seigneur.

— Marche devant, malheureux, marche.

Gorenflot se mit à trotter aussi vite qu’il put en levant de temps en temps les bras au ciel, maintenu dans l’allure qu’il avait prise par les coups de corde que lui allongeait Chicot.

Tous deux traversèrent le corridor et descendirent dans le jardin.

— Par ici, dit Gorenflot, par ici.

— Tais-toi, et marche, drôle !

Gorenflot fit un dernier effort et parvint jusqu’auprès d’un massif d’arbres d’où semblaient sortir des plaintes.

— Là, dit-il, là.

Et, au bout de son haleine, il tomba le derrière sur l’herbe.

Chicot fit trois pas en avant et aperçut quelque chose qui s’agitait à fleur de terre.

À côté de ce quelque chose qui ressemblait au train de derrière de l’animal que Diogène appelait un coq à deux pieds et sans plumes, gisaient une épée et un froc.

Il était évident que l’individu qui se trouvait pris si malheureusement s’était successivement défait de tous les objets qui pouvaient le grossir, de sorte que, pour le moment, désarmé de son épée, dépouillé de son froc, il se trouvait réduit à sa plus simple expression.

Et cependant, comme Gorenflot, il faisait des efforts inutiles pour disparaître complètement.

— Mordieu ! ventrebleu ! sandieu ! criait la voix étouffée du fugitif. J’aimerais mieux passer au milieu de toute la garde. — Aïe ! ne tirez pas si fort, mes amis, je glisserai tout doucement ; je sens que j’avance, pas vite, mais j’avance.

— Ventre de biche ! M. de Mayenne ! murmura Chicot en extase. Mon bon seigneur Dieu, tu as gagné ton cierge.

— Ce n’est pas pour rien que j’ai été surnommé Hercule, reprit la voix étouffée, je soulèverai cette pierre. Hein.

Et il fit un si violent effort, qu’effectivement la pierre trembla.

— Attends, dit tout bas Chicot, attends.

Et il frappa des pieds comme quelqu’un qui accourt à grand bruit.

— Ils arrivent, dirent plusieurs voix dans le souterrain.

— Ah ! fit Chicot, comme s’il arrivait tout essoufflé. Ah ! c’est donc toi, misérable moine !

— Ne dites rien, monseigneur, murmurèrent les voix, il vous prend pour Gorenflot.

— Ah ! c’est donc toi, lourde masse, pondus immobile, tiens ! ah ! c’est donc toi, indigesta moles, tiens !

Et à chaque apostrophe, Chicot, arrivé enfin au but si désiré de sa vengeance, fit retomber de toute la volée de son bras sur les parties charnues qui s’offraient à lui, la corde avec laquelle il avait déjà flagellé Gorenflot.

— Silence, disaient toujours les voix, il vous prend pour le moine.

En effet, Mayenne ne poussait que des plaintes étouffées tout en redoublant d’efforts pour soulever la pierre.

— Ah ! conspirateur, reprit Chicot ; ah ! moine indigne ! tiens, voilà pour l’ivrognerie ! tiens, voilà pour la paresse ! tiens, voilà pour la colère ; tiens, voilà pour la luxure ! tiens, voilà pour la gourmandise. Je regrette qu’il n’y ait que sept péchés capitaux ; tiens, tiens, tiens, voilà pour les vices que tu as !

— Monsieur Chicot, disait Gorenflot couvert de sueur ; monsieur Chicot, ayez pitié de moi.

— Ah ! traître ! continua Chicot, frappant toujours, tiens, voilà pour ta trahison !

— Grâce ! murmurait Gorenflot, croyant ressentir tous les coups qui tombaient sur Mayenne, grâce ! cher monsieur Chicot !

Mais Chicot, au lieu de s’arrêter, s’enivrait de sa vengeance et redoublait de coups.

Si puissant qu’il fût sur lui-même, Mayenne ne pouvait retenir ses gémissements.

— Ah ! continua Chicot, que ne plaît-il à Dieu de substituer à ton corps vulgaire, à ta carcasse roturière, les très hautes et très puissantes omoplates du duc de Mayenne, à qui je dois une volée de coups de bâton dont les intérêts courent depuis sept ans !… Tiens, tiens, tiens !

Gorenflot poussa un soupir et tomba.

— Chicot ! vociféra le duc.

— Oui, moi-même, oui, Chicot, indigne serviteur du roi, Chicot, bras débile, qui voudrait avoir les cent bras de Briarée pour cette occasion.