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— Arrêteras-tu ! cria Chicot, ou, foi de gentilhomme, je t’envoie une balle de pistolet.

— Quel diable d’homme est-ce là ! se dit Gorenflot, et par quel animal a-t-il été mordu ?

Puis comme la voix de Chicot retentissait de plus en plus terrible, et que le moine croyait déjà entendre siffler la balle dont il était menacé, il exécuta une manœuvre pour laquelle la manière dont il était placé lui donnait la plus grande facilité, ce fut de se laisser glisser de sa monture à terre.

— Voilà, dit-il en se laissant bravement tomber sur son derrière et en se cramponnant des deux mains à la longe de son âne, qui lui fit faire quelques pas ainsi, mais qui finit enfin par s’arrêter.

Alors Gorenflot chercha Chicot pour recueillir sur son visage les marques de satisfaction qui ne pouvaient manquer de s’y peindre, à la vue d’une manœuvre si habilement exécutée.

Chicot était caché derrière une roche, et continuait de là ses signaux et ses menaces.

Cette précaution fit comprendre au moine qu’il y avait quelque chose sous jeu. Il regarda en avant et aperçut à cinq cents pas sur la route trois hommes qui cheminaient tranquillement sur leurs mules. Au premier coup d’œil, il reconnut les voyageurs qui étaient sortis le matin de Paris par la porte Bordelle, et que Chicot, à l’affût derrière son arbre, avait si ardemment suivis des yeux.

Chicot attendit dans la même posture que les trois voyageurs fussent hors de vue ; puis, alors seulement, il rejoignit son compagnon, qui était resté assis à la même place où il était tombé, tenant toujours la longe de Panurge entre les mains.

— Ah çà, dit Gorenflot, qui commençait à perdre patience, expliquez-moi un peu, cher monsieur Chicot, le commerce que nous faisons : tout à l’heure il fallait courir ventre à terre, maintenant il faut demeurer court à l’endroit où nous sommes.

— Mon bon ami, dit Chicot, je voulais savoir si votre âne était de bonne race et si je n’avais pas été volé en le payant vingt-deux livres ; maintenant l’expérience est faite, et suis on ne peut plus satisfait.

Le moine ne fut pas dupe, comme on le comprend bien, d’une pareille réponse, et il se préparait à le faire voir à son compagnon, lorsque sa paresse naturelle l’emporta, lui soufflant à l’oreille de n’entrer dans aucune discussion.

Il se contenta donc de répondre, sans même cacher sa mauvaise humeur :

— N’importe, je suis fort las, et j’ai très faim.

— Eh bien, qu’à cela ne tienne, reprit Chicot en frappant gaillardement sur l’épaule du frocard, moi aussi je suis las, moi aussi j’ai faim, et à la première hôtellerie que nous trouverons sur notre…

— Eh bien ! demanda Gorenflot, qui avait peine à croire au retour qu’annonçaient les premières paroles du Gascon.

— Eh bien ! dit celui-ci, nous commanderons une grillade de porc, un ou deux poulets fricassés et un broc du meilleur vin de la cave.

— Vraiment ! reprit Gorenflot ; est-ce bien sûr, cette fois ? voyons.

— Je vous le promets, compère.

— Eh bien ! alors, dit le moine en se relevant, mettons-nous sans retard à la recherche de cette bienheureuse hôtellerie. Viens, Panurge, tu auras du son.

L’âne se mit à braire de plaisir.

Chicot remonta sur son cheval, Gorenflot conduisit son âne par la longe.

L’auberge tant désirée apparut bientôt à la vue des voyageurs ; elle s’élevait entre Corbeil et Melun ; mais à la grande surprise de Gorenflot, qui en admirait de loin l’aspect affriolant, Chicot ordonna au moine de remonter sur son âne, et commença d’exécuter un détour par la gauche pour passer derrière la maison : au reste, par un seul coup d’œil, Gorenflot, dont la compréhension faisait de rapides progrès, se rendit compte de cette bizarrerie ; les trois mules des voyageurs, dont Chicot paraissait suivre les traces, étaient arrêtées devant la porte.

— C’est donc au gré de ces voyageurs maudits, pensa Gorenflot, que vont se disposer les événements de notre voyage et se régler les heures de nos repas ? C’est triste.

Et il poussa un profond soupir.

Panurge, qui, de son côté, vit qu’on l’écartait de la ligne droite, que tout le monde, même les ânes, sait être la plus courte, s’arrêta court, et se roidit sur les quatre pieds, comme s’il était décidé à prendre racine à l’endroit même où il se trouvait.

— Voyez, dit Gorenflot d’un ton lamentable, mon âne lui-même ne veut plus avancer.

— Ah ! il ne veut plus avancer, dit Chicot, attends ! attends !

Et il s’approcha d’une haie de cornouillers, où il tailla une baguette longue de cinq pieds, grosse comme le pouce, solide et flexible à la fois.

Panurge n’était pas un de ces quadrupèdes stupides qui ne se préoccupent point de ce qui se passe autour d’eux et qui ne pressentent les événements que lorsque ces événements leur tombent sur le dos. Il avait suivi la manœuvre de Chicot, pour lequel il commençait sans doute à ressentir la considération qu’il méritait, et dès qu’il avait cru remarquer ses intentions, il avait déraidi ses jambes et était parti au pas relevé.

— Il va, il va ! cria le moine à Chicot.

— N’importe, dit celui-ci, pour qui voyage en compagnie d’un âne et d’un moine, un bâton n’est jamais inutile.

Et le Gascon acheva de cueillir le sien.


XXIX.

COMMENT FRÈRE GORENFLOT TROQUA SON ÂNE CONTRE UNE MULE, ET SA MULE CONTRE UN CHEVAL.


Cependant les tribulations de Gorenflot touchaient à leur terme, pour cette journée du moins ; après le détour fait, on reprit le grand chemin, et l’on s’arrêta à trois quarts de lieue plus loin, dans une auberge rivale. Chicot prit une chambre qui donnait sur la route et commanda le souper, qui lui fut servi dans la chambre ; mais on voyait que la nutrition n’était que la préoccupation secondaire de Chicot. Il ne mangeait que de la moitié de ses dents, tandis qu’il regardait de tous ses yeux et écoutait de toutes ses oreilles. Cette préoccupation dura jusqu’à dix heures ; cependant, comme à dix heures Chicot n’avait rien vu ni rien entendu, il leva le siège, ordonnant que son cheval et l’âne du moine, renforcés d’une double ration d’avoine et de son, fussent prêts au point du jour.

À cet ordre, Gorenflot, qui depuis une heure paraissait endormi et qui n’était qu’assoupi dans cette douce extase qui suit un bon repas arrosé d’une quantité suffisante de vin généreux, poussa un soupir.

— Au point du jour ? dit-il.

— Eh ! ventre de biche ! reprit Chicot, tu dois avoir l’habitude de te lever à cette heure-là !

— Pourquoi donc ? demanda Gorenflot.

— Et les matines ?

— J’avais une exemption du supérieur, répondit le moine.

Chicot haussa les épaules, et le mot fainéants avec un s, lettre qui indiquait la pluralité, vint mourir sur ses lèvres.

— Mais oui, fainéants, dit Gorenflot ; mais oui, pourquoi pas donc ?

— L’homme est né pour le travail, dit sentencieusement le Gascon.

— Et le moine pour le repos, dit le frère ; le moine est l’exception de l’homme.

Et, satisfait de cet argument, qui avait paru toucher Chicot lui-même, Gorenflot fit une sortie pleine de dignité et gagna son lit, que Chicot, de peur de quelque imprudence sans doute, avait fait dresser dans la même chambre que le sien.

Le lendemain, en effet, à la pointe du jour, si frère Go-