Page:Dumas - La Femme au collier de velours, 1861.djvu/84

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entendant assez bien le tempo rubato, fatal tempo rubato, qui tue plus d’instrumentistes que la petite vérole, que la fièvre jaune, que la peste ! Alors je lui jouai mes sonates à la manière de l’immortel Tartini, mon maître, et alors il avoua son erreur. Malheureusement l’élève était enfoncé jusqu’au cou dans sa méthode. Il avait soixante-onze ans, le pauvre enfant ! Quarante ans plus tôt, je l’eusse sauvé, comme Giardini ; celui-là je l’avais pris à temps, mais malheureusement il était incorrigible ; le diable en personne s’était emparé de sa main gauche, et alors il allait, il allait, il allait un tel train, que sa main droite ne pouvait pas le suivre. C’étaient des extravagances, des sautillemens, des démanchés à donner la danse de Saint-Guy à un Hollandais. Aussi, un jour qu’en présence de Jomelli il gâtait un morceau magnifique, le bon Jomelli, qui était le plus brave homme du monde, lui allongea-t-il un si rude soufflet, que Giardini en eut la joue enflée pendant un mois, Jomelli le poignet luxé pendant trois semaines. C’est comme Lulli, un fou, un véritable fou, un danseur de corde, un faiseur de sauts périlleux, un équilibriste sans balancier et auquel on devrait mettre dans la main un balancier au lieu d’un archet. Hélas ! hélas ! hélas ! s’écria douloureusement le vieillard, je le dis avec un profond désespoir, avec Nardini et avec moi s’éteindra le bel art de jouer du violon : cet art avec lequel notre maître à tous, Orpheus, attirait les animaux, remuait les pierres et bâtissait les villes. Au lieu de bâtir comme le violon divin, nous démolissons comme les trompettes maudites. Si les Français entrent jamais en Allemagne, ils n’auront pour faire tomber les murailles de Philipsbourg, qu’ils ont assiégée