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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/103

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le caucase

toire et de défaites, dure dix jours. Selon l’histoire, le combat a duré depuis le lever du soleil jusqu’à midi ; mais comme l’image de la guerre est ce qu’il y a de plus récréatif pour les Tatars, ils éternisent la bataille, dans laquelle chacun donne toutes les preuves d’adresse que contient le répertoire des plus habiles cavaliers. Les spectateurs jouissent pour ainsi dire goutte à goutte de cette représentation, qui n’a son dénoûment que le dixième jour.

Le dixième jour les feux sont plus brillants qu’ils n’ont jamais été ; la foule bruit comme une ruche qui essaime. Les toits plats des maisons s’encombrent de spectateurs ; des enfants en guenilles courent par bandes, suivis de Tatars rangés en cercle, chacun tenant son voisin de la main gauche par la ceinture, et le frappant de la droite à grands coups de poing dans la poitrine, tous en chantant des vers arabes que des souffleurs lettrés disposés parmi eux envoient aux acteurs. Pendant cette espèce de sabbat on apporte de la mosquée le tombeau de Houssein, que l’on a eu la précaution de faire exécuter d’avance ; il est construit sur le modèle même de la mosquée, avec ses deux minarets sur le devant, et il est orné de peintures et de dorures qui montent quelquefois à huit ou neuf mille roubles.

Puis, en même temps, un autre cortége arrive d’en bas. Celui-là porte le modèle de la mosquée où Mousselim, cousin germain de Houssein, s’est marié avec la fille de ce dernier. Chaque cortége est accompagné d’un cheval richement caparaçonné, mais tout percé de flèches et sanglant. D’un côté et de l’autre le pauvre animal porte une armure complète, l’une, celle de Hassan, fils de Hussein ; l’autre, celle de Mousselim, son gendre, tués tous deux dans la bataille. Lorsque les deux cortéges se rencontrent, les coups donnés sur la poitrine redoublent et les cris deviennent des hurlements.

Alors les deux cortéges, au milieu des détonations des armes à feu, s’acheminent ensemble vers la grande mosquée, on place dans la cour, devant elle, en face l’un de l’autre, les deux tombeaux. Alors se déroule un tableau sauvage, effrayant, grotesque et terrible à la fois, dont rien ne peut donner une idée. Qu’on se figure des milliers de Tatars avec leurs têtes rasées, hurlant, gesticulant, se frappant à la lueur de feux de naphte, dont les reflets rougeâtres se jouent sur les visages réguliers mais sombres de ces Asiatiques, sur ces étoffes aux mille couleurs, sur ces étendards dont les plis flottent au vent, sur ces murailles de la mosquée contre lesquelles s’étayent plusieurs rangées de femmes, les premières accroupies, les autres assises, les dernières debout, avec leurs longues robes qui n’ont d’ouverture qu’aux yeux ; tout cela ressortant contre les mousses et le lierre qui tapissent les murailles, et sur les feuillages sombres des grands platanes qui ombragent les balcons. La galerie qui règne autour de la cour resplendit de glaces et de lustres. Un jet d’eau placé au milieu de la cour est entouré d’une foule multicolore de gens qui, puisant avidement le liquide dans le creux de leur main, cherchent à assouvir la soif ardente qui les dévore. Enfin, joignez à tout cela le croissant mélancolique de la lune, ce symbole de l’islamisme, glissant à travers les nuages, à travers la fumée du naphte, et qui semble, plus pâle et plus triste encore que d’habitude, contempler tout étonné ses adorateurs mêlés aux chrétiens.

Tout cela a un aspect bizarre, et qui surprend à la fois par sa nouveauté et son étrangeté.

Si de cet ensemble on passe aux détails, voici ce que l’on voit.

Ici, un enfant dont la tête nue ruisselle de sang : son père lui a fait des incisions sur le crâne en signe de pénitence ; à côté de lui est un vieillard septuagénaire, avec sa barbe teinte d’un rouge ardent, gesticulant son kangiar à la main ; de l’autre, un Tatar couvert de poussière et de boue, s’aspergeant coquettement avec de l’eau de rose.

Tout à coup la représentation, qui depuis dix jours est un combat, reprend son cours ; ce combat n’a été qu’un prélude. Houssein prend Allah à témoin de l’honnêteté de ses intentions. Vainement ses femmes et son fils cherchent à modérer son ardeur. Il n’écoute rien. Il tire son sabre et se jette sur Omar. En ce moment Mousselim, gendre de Houssein, tombe mort. Houssein prend le cadavre sur son cheval et l’apporte à ses femmes, lesquelles se mettent à hurler d’une façon d’autant plus formidable, que ces femmes sont des hommes travestis ; au bruit de leurs lamentations les sanglots éclatent à la fois dans tous les rangs des spectateurs.

Enfin, Houssein, qui a tué de sa main dix-neuf cent cinquante ennemis, succombe à son tour à la fatigue. Il éprouve le besoin de se reposer, et d’ailleurs il doit faire boire de l’eau de la fontaine, qui a une puissante vertu curative, à son fils, malade de la poitrine.

Jusque-là il n’avait été aucunement question des dispositions du jeune Hassan à la phthisie ; mais les auteurs tatars ne sont pas difficiles sur les moyens préparatoires. Houssein prend à son tour Hassan dans ses bras, comme il a pris Mousselim, et s’élance au grand galop de son cheval vers la fontaine ; mais au moment où il va toucher au but, une décharge effroyable de coups de fusil part, et Hassan est frappé à mort dans les bras de son père.

À cette catastrophe inattendue, les cris, les larmes, les sanglots redoublent et ne s’arrêtent un instant que parce qu’un nouveau personnage, complétement inconnu, entre en scène.

C’est un messager venant de Médine et apportant une lettre de la fille de Houssein.

Il vient s’enquérir si tout le monde est en bonne santé. Le moment, comme on voit, est assez mal choisi, aussi Houssein ne répond-il qu’en lui montrant le cadavre du malheureux Hassan et celui de l’infortuné Mousselim.

Tout à coup la foule s’ouvre et fait place à une douzaine de bambins tout barbouillés de noir. Ce sont des djinns qui, révoltés de la férocité des ennemis de Houssein, viennent offrir leurs services au malheureux père. Mais Houssein est trop bon mahométan pour pactiser avec des démons, il répond que grâce à Mahomet, il a assez de son bon droit et de son sabre. Mais à peine a-t-il achevé cette bravade qu’un coup de feu le jette à son tour à bas de son cheval.

Si la désolation à été grande à la mort du fils et du gendre, jugez ce qu’elle doit être à celle du père. D’en haut, d’en bas, de droite, de gauche, du centre, de partout enfin partent des sanglots, des gémissements, des lamentations, et, chose curieuse, ce sont de vraies larmes qui coulent, larmes si émouvantes qu’une panthère descend des rochers voisins pour pleurer, elle aussi, sur le corps de Houssein.