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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/105

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le caucase

C’est qu’ils ne savaient point qu’il n’existe pas d’insensibilité complète dans la nature. Les Grecs, ces poëtes de toutes les sensualités, l’avaient bien compris quand ils faisaient enlever Hylas par les nymphes des fontaines, et descendre chaque soir Phébus dans le palais nacré d’Amphitrite.

Eh bien, la Caspienne était une nouvelle amie que je m’étais faite. Nous venions de passer près d’un mois ensemble ; on ne m’avait parlé que de ses tempêtes, et elle ne m’avait montré que ses sourires. Une fois seulement, à Derbent, comme une coquette qui fronce le sourcil, elle avait soulevé les ondulations de son vaste sein et frangé son visage d’écume ; mais dès le lendemain, elle n’en était que plus belle, plus douce, plus calme, plus limpide et plus pure. Peu de poëtes t’ont vue, ô mer d’Hyrcanie ! Orphée s’est arrêté en Colchide ; Homère n’est pas venu jusqu’à toi ; Apollonius de Rhodes n’a jamais dépassé Lesbos ; Eschyle enchaîne son Prométhée sur le Caucase ; Virgile reste à l’entrée des Dardanelles ; Horace jette son bouclier pour fuir, mais c’est par le chemin le plus court qu’il revient à Rome chanter Auguste et Mécène ; à peine si dans son exil Ovide entrevoit le Pont-Euxin, Dante, Arioste, le Tasse, Ronsard, Corneille t’ont ignorée ; Racine élève l’autel de son Iphigénie en Aulide, et Guimond de la Touche le temple de la sienne en Tauride ; Byron jette l’ancre à Constantinople ; Chateaubriand puise au Jourdain l’eau qui lavera le front du dernier héritier de saint Louis ; c’est sur les côtes d’Asie que Lamartine borne son pèlerinage, au pied d’une croix qui n’est pas celle du Christ ; Hugo, immobile comme le roc dont il a la solidité, roule à la mer dans une tempête, mais s’arrête à la première île qu’il rencontre sur son chemin ; Marlinsky le premier, cet autre exilé, te voit et t’aime ; tu étais de flamme pour lui qui venait des glaces du lac Baikal ; aussi, lui, comme moi, au moment de te quitter te regrette et te pleure ; ta rive lui avait été hospitalière, il avait aimé et souffert sur tes bords, il t’avait regardée du pied du tombeau d’Oline Nesterzoff avec des yeux trempés de larmes ; comme moi, lorsqu’il te quittait, c’était un éternel adieu qu’il t’envoyait ; il s’en allait mourir, qui sait, peut-être expier, dans les bois d’Adler, où l’on ne retrouva pas même son cadavre. As-tu gardé un souvenir de ses adieux, mer d’Attila, de Gengis-Khan, de Timourlan, de Pierre le Grand et de Nadir-Schah ? Je vais te les redire dans une langue que tu as rarement entendue. Je vais les redire, parce que ce sont ceux d’un poëte, que ce poëte est inconnu chez nous, et que c’est à moi, son frère, de dire : — Salut au spectre ! Il est de cette grande génération russe qui tenait à la fois la plume et l’épée, et qui risquait sa vie dans les conspirations et dans les batailles. Elle a voulu ce qui est aujourd’hui, seulement-elle est venue trente ans trop tôt.

« Je courais le long du rivage, rapide comme le vent, m’abandonnant aux caprices de mon fougueux coursier.

» Place ! place ! les étincelles volent, la poussière tourbillonne, les alentours disparaissent.

» Comme il est doux d’avoir les ailes de l’oiseau, de voler aussi vite que la pensée ! Comme le cœur se sent léger en franchissant l’espace et en devançant le temps ! Quel enivrement dans la vitesse ! quelle poésie dans cette course où la création disparaît ! quelle volupté, quand le souffle nous manque comme dans une extase d’amour !

» La vitesse, c’est la force ; la force mécanique de tous les siècles, la force morale du nôtre.

» En avant donc, en avant, mon bon coursier du Karabak ! Ah ! tu veux te débarrasser de moi ! ah ! tu m’emportes ! Prends le mors aux dents, cabre-toi, bondis ; si sauvage que tu sois, je trouverai un animal plus sauvage que toi encore et qui te domptera aisément.

» Et le vent au visage, l’œil ardent, les lèvres serrées, je dirigeai mon cheval du côté de la mer.

» Avez-vous vu quelquefois le tonnerre tomber dans les flots ? Pareil à lui, mon cheval s’arrêta, je devrais dire s’éteignit au milieu des vagues, effrayé de leurs mugissements ; comme un troupeau de chevaux sauvages, les flots s’élançaient sur lui, abandonnant leur crinière d’écume au vent, et puis ils s’éloignaient comme effarouchés, et lui les regardait s’approcher et fuir avec son grand œil noir, étincelant, étonné, intimidé et défiant ; il ouvrait ses narines fumantes, il aspirait l’odeur de ces cavales inconnues, et chaque fois qu’une vague se brisait sur sa poitrine, il secouait la tête pour se débarrasser des gouttes d’écume qui ruisselaient sur ses oreilles et sur sa crinière, frappait le sable de son sabot ferré, et montrait les dents, prêt à mordre ses insaisissables agresseurs ; et moi je caressais son cou arqué, et peu à peu il se tranquillisait, frémissant toujours cependant à chaque choc de l’humide ennemi.

» Un puissant souffle du nord poussait les flots vers la rive, comme le ferait un aigle d’une volée de cygnes ; le ciel était couvert, les rayons du soleil passaient obliquement à travers les nuages chassés par le vent, et de temps en temps illuminaient l’humide poussière qui s’envolait de leurs crêtes ; j’inclinais ma tête au-devant de cette pluie, et j’aspirais à pleins poumons ce vent qui venait de ma patrie. Il me semblait entendre, dans ses sifflements harmonieux, la voix de ces êtres bien-aimés, de cette famille de mon cœur que je n’avais pas vue depuis si longtemps [1] : tout y était, et les plaintes des cloches, et les voix des rossignols des bords du Volhof ; il me semblait qu’il m’apportait le parfum de l’haleine de celle que j’aimais, la fraîcheur de la neige polaire, et jusqu’à l’indécise senteur des fleurs de ma brumeuse Russie. Il m’entourait des souvenirs de ma jeunesse, et mon cœur évoquait toutes ses illusions mortes, tous ses rêves évanouis, ombres dont les plus tristes avaient le sourire sur les lèvres, fantômes dont les plus gais avaient des larmes dans les yeux ; tous ces souvenirs arrivaient comme des hirondelles, brillaient comme des étoiles, s’épanouissaient comme des fleurs. Était-ce vraiment vous, sentiments fougueux, songes brillants, parcelles étincelantes de mon être, divins éclairs d’un passé dont j’ai joui quelques instants et que j’ai perdus pour toujours ? Est-ce vraiment vous ? Je vous ai souhaités avec ardeur et attendus longtemps. Vous voilà donc enfin ! arrêtez-vous un instant près de moi, autour de moi ; esprits qui sortez de la

  1. Condamné à mort en 1826, par commutation de peine aux travaux forcés dans les mines de Sibérie, envoyé, en 1827, comme soldat au Caucase, il y avait, à l’époque où Bestoukoff-Marlinsky écrivait ces lignes, neuf ans qu’il était éloigné de sa famille.