Aller au contenu

Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/107

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
103
le caucase

ments, non pour les soumettre, mais il me paraissait à la fois doux et grand de marier le cœur, qui est le fils de la terre, avec la pensée, qui est la fille des cieux. Sur ton rivage, l’homme ne me masquait pas la création, la foule ne m’empêchait pas de m’unir à l’univers ; il apparaissait clairement à mon âme ; je m’égarais à loisir dans son cercle immense ; les limites entre lui et moi disparaissaient ; l’oubli de moi-même réunissait dans une seule jouissance intime et douce la vie particulière et universelle, et la goutte du temps se noyait dans l’océan de l’éternité.

» Mais outre cela, je me sentais attiré vers toi par l’analogie de nos destinées ; tes eaux sont plus amères et plus tourmentées que celles des autres océans. Abandonnée, enfermée dans la prison de tes rives sauvages, tu soupires de ne pouvoir réunir tes flots à d’autres flots ; tu ne connais ni le flux ni le reflux, et dans tes plus violents accès de rage, tu ne peux pousser tes brisants ni lancer ton écume au delà des limites tracées depuis des siècles : Dieu seul sait ce que tu fais de tant de grands fleuves que tu reçois dans ton sein, payant un si faible tribut à l’air qui ne pénétra jamais dans tes volcans souterrains, qui lancent les uns du feu et les autres de la boue. Qui nous dira combien de peuples, dont les noms sont oubliés, ont longé tes rivages ou sillonné les flots ; combien de victimes inconnues ont été englouties dans tes gouffres ? Tu ne gardes de trace ni des uns ni des autres ; seulement, de temps en temps un débris jeté sur tes rivages montre combien de trésors sont ensevelis dans tes profondeurs.

» Ce ne sont point les années qui rident ton front, ô mer : ce sont les orages des passions célestes ; tu deviens alors terrible, troublée et mugissante ; mais quelquefois aussi tu es transparente et tranquille ; tu permets aux rayons du soleil et aux regards de l’homme de se baigner dans ton sein et l’endors sur tes rives avec le froissement de tes coquillages, comme un enfant à qui sa mère murmure les chansons du berceau.

» Oui, sombre mer ! j’ai beaucoup de passions qui ressemblent aux tiennes ; et toi aussi, tu as des similitudes avec moi ; mais tu n’as ni ton libre arbitre ni la connaissance des choses. Tu ne peux pas être autrement que tu n’es ; mais moi j’aurais pu être autre que je ne suis. Je dirai avec Byron : — Les ronces que j’ai cueillies ont été soignées de mes propres mains. Elles me blessent et mon sang coule ; mais c’était à moi de savoir quels fruits portait une pareille semence.

» La couronne d’étoile est rayonnante et majestueuse ; celle de laurier est glorieuse ; celle de chêne est honorable ; celle de fleurs est enivrante, mais moi seul sait ce qu’est la couronne de ronces.

» Adieu donc, mer Caspienne ! encore une fois adieu. J’avais souvent souhaité te voir, et je t’ai vue malgré moi. Je te quitte à regret, et ne voudrais cependant plus te revoir, à moins que tu n’étendes tes flots comme une large route jusque dans ma patrie !

» J’ai admiré pour la dernière fois le terrible et imposant tableau de ta colère. Tes vagues roulaient vers le rivage en larges couches soulevant leurs têtes, se courbaient et se brisaient en tourbillonnant contre les murs, les tours du rivage et sautant par-dessus, envahissant le sable de la plage ; tes atomes liquides, enlevés par le vent, formaient un nuage de brume étincelante qui s’élevait au-dessus de la mer, et qui, pareille au caméléon, changeait continuellement de couleur, passant du vert au bleu, et devenait sombre après avoir brillé.

» Quand enfin j’eus la force de te quitter, ô mer, il me parut que ton murmure et celui du vent s’étaient réunis pour m’exprimer leurs plaintes ; que tes flots mêmes, comme de jeunes frères, me priaient de les prendre avec moi sur ma selle, et mon cheval, satisfait de sentir que je lui rendais la liberté, me porta d’un seul bond hors de l’eau.

» Quand je rentrai dans la ville d’Alexandre et de Chosroès, mes joues étaient humides, mais leur humidité, ô mer, ne venait pas de toi ! »

Ne dirait-on pas des pages écrites par Byron ? Et quand on pense que le nom de l’homme qui les a écrites n’est pas même connu parmi nous !

Autant qu’il sera en moi je réparerai du moins cet oubli, qui est presque un sacrilége.

CHAPITRE XXVI.

Chumaky ou Schumaka.

Ce fut le 11 novembre russe, 23 novembre de notre style, que je jetai, à huit verstes de Bakou à peu près, en me retournant dans la voiture, un dernier adieu à la mer Caspienne.

Nous étions bien décidés à faire une énorme journée, une journée de cent vingt verstes, — par les chemins du Caucase, une journée de trente lieues est une énorme journée, — et à aller coucher à Schumaka, l’ancienne Chumaky.

À moitié chemin nous trouvâmes un officier qui, par ordre du sous-gouverneur de Schumaka, — le gouverneur était à Tiflis, — venait au-devant de nous, accompagné d’une escorte. Depuis quelques jours les Lesguiens descendaient des montagnes. Nous rentrions dans les beaux jours de Kasafiourte, de Tchiriourte et de Kisslarr.

Cet officier, chargé de pleins pouvoirs vis-à-vis des maîtres de poste, nous fit donner des chevaux malgré la nuit. Sans lui nous eussions été forcés de terminer notre journée à six heures du soir. Au lieu de cela nous continuâmes notre route et arrivâmes à minuit à Schumaka.

Une maison nous attendait, cheminée et flambeaux allumés, éclairant d’excellents canapés, de bons tapis et un souper sur table.

Après le souper on me conduisit à ma chambre. Il y avait un bureau préparé avec du papier tout près des plumes vierges, et un canif ouvert.

Les gens qui m’eussent connu depuis vingt ans n’eussent pas fait mieux, ou plutôt n’eussent pas fait aussi bien.

Trois tableaux ornaient mon salon : les Adieux de Fontainebleau, les Pestiférés de Jaffa, la Bataille de Montereau.

Je ne couchai pas sur un lit, comme chez Dundukoff et chez Bagration, mais je couchai sur un excellent tapis.

Le lendemain, au point du jour, nous reçûmes la visite du maître de police. Il venait se mettre à notre disposition. Je savais d’avance la ville très-curieuse. Je le priai de nous la faire voir, et nous sortîmes ensemble.