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le caucase

savait lire et écrire, affectait une grande piété, et Kasy-Moullah, après l’avoir choisi pour nouker, avait fini par le prendre pour muride.

De son écuyer, Chamouïl-Effendi était devenu son disciple.

Ce jeune homme, sur lequel la faveur de Kasy-Moullah attirait les yeux, était né, disait-on, à Guimry. Quelques-uns prétendaient l’avoir vu danser et chanter dans le café et sur la place de ce village. Mais de quinze à vingt ans il avait disparu, et nul ne pouvait dire où il avait passé ces cinq années.

D’autres disaient que c’était un esclave qui avait échappé aux Turcs et s’était réfugié dans les montagnes.

Cette seconde version était peu accréditée et passait pour être répandue par ses ennemis, car, tout jeune qu’il était, sa faveur près de Kasy-Moullah lui avait déjà fait des ennemis.

Ces succès et cette hardiesse de Kasy-Moullah, lui étaient venus de ce que les Russes avaient été obligés de faire la guerre à deux nouveaux, ou plutôt à deux vieux ennemis, les Persans et les Turcs.

Le 6 septembre 1826, la guerre avait été déclarée par la Turquie à la Perse ; le 13 septembre de la même année, le général Paskewich avait battu les Persans à Élisabeth-Pol ; le 26 mars 1827, le général Paskewich avait été nommé commandant en chef du Caucase ; le 5 juillet de la même année, on avait battu Abbas-Mirza près du village de Jjavan-Bonlai ; le 7 juillet, on avait pris la forteresse d’Abas-Abada, le 20 septembre celle de Sardad-Abada : le 1er octobre celle d’Erivan. Enfin, on avait passé l’Araxe, pris les villes d’Ardebel, de Maragni, d’Ourmia, et le 10 février 1828, on avait signé un traité de paix dans le Turkmenchay. Par cette paix, les khanais d’Erivan et de Nahchvan revenaient à la Russie.

Les Turcs avaient succédé aux Perses. Le 14 avril de la même année la guerre leur avait été déclarée. Le 11 juin on leur avait pris la forteresse Anapna, le 23 Kharse, le 15 juillet Poti, le 24 juillet Akhalkalak, le 26 Hertwis, le 15 août Akalsikh, le 28 août, Bajazet.

Enfin, en 1829, le 20 juin, le général Paskewich remporte sur les Turcs, au village de Kaidi, une victoire décisive, le 2 septembre la paix est signée à Andrinople, et, par cette paix, la Turquie cède à la Russie toutes les forteresses qui lui ont été prises pendant la guerre.

La paix faite avec la Perse, les Turcs battus, les Russes respirèrent. Il fut décidé que le général baron Rosen ferait une expédition dans le Daguestan, et descendrait dans l’Avarie et la Tchetchénia.

On descendit en effet par la montagne du Karanaïe et l’on mit le siége devant Guimry.

Il faut avoir vu un de ces villages montagnards pour savoir ce que c’est qu’un siége. Chaque maison, crénelée, est une forteresse attaquée et défendue, qu’il faut prendre à travers des vagues de feu.

Guimry fut défendu avec acharnement ; Kasy-Moullah, Gamsat-Bey, son lieutenant, et Chamouïl-Effendi étaient là. Guimry fut pris, Gamsat-Bey s’échappa : Kasy-Moullah tué, Chamouïl-Effendi légèrement blessé, restèrent sur le champ de bataille.

Pourquoi, légèrement blessé, Chamouïl-Effendi restait-il sur le champ de bataille ?

Pour deux raisons : son cheval avait été tué sous lui, et en feignant d’être mort, sa blessure ouverte, son corps tout couvert de sang, devaient faire croire aux Russes qu’il était mort, et amener son salut.

Ce fut ce qui arriva.

Puis il avait un autre motif. Dès que les Russes eurent quitté le champ de bataille, ce qui arriva à la tombée de la nuit, il se leva, chercha le corps de son maître qu’il avait vu tomber, le retrouva et l’assit dans la position d’un homme qui est mort en priant, et qui prie même après sa mort.

C’était la mort de Kasy-Moullah, c’est vrai, mais c’était en même temps le triomphe du muridisme, et Chamouïl-Effendi comptait fort sur le muridisme pour sa future élévation.

En effet, il rejoignit ses compagnons, leur donna Kasy-Moullah pour un martyre dont il avait reçu les dernières instructions et recueilli le dernier soupir, et, sans se présenter encore comme son successeur, commença de s’appeler son disciple bien-aimé.

Les montagnards, ramenés sur le champ de bataille après le départ des Russes, y trouvèrent le cadavre de Kasy-Moullah dans la posture que Chamouïl avait dite, et personne ne douta plus que Chamouïl, l’ayant assisté à ces derniers moments, n’ait reçu ses instructions suprêmes.

Cependant, l’heure n’était pas encore venue pour Chamouïl. Il sentait qu’il y avait entre lui et l’imamat un obstacle vivant et infranchissable.

C’était Gamsat-Bey, ce lieutenant de Kasy-Moullah dont nous avons déjà parlé.

Gamsat-Bey lui-même, quelle que fût sa popularité, n’était pas sûr d’hériter du suprême pouvoir. Il dut à son audace d’atteindre son but.

Lorsqu’il connut, d’une manière certaine, la mort de Kasy-Moullah, il envoya inviter tous les moullahs du Daguestan à se rassembler dans le village de Karadach, où il allait venir lui-même pour leur annoncer une importante nouvelle.

Les invités vinrent au rendez-vous.

À midi, c’est-à-dire à l’heure où les muezzins appellent les fidèles à la prière, Gamsat-Bey entra dans le village, accompagné de ses murides les plus braves et les plus dévoués.

Il marcha hardiment à la mosquée, fit son hommage et se retournant vers le peuple. Il dit, d’une voix ferme et élevée :

« — Sages compagnons du Tharicat [1], respectables moullahs, et chefs de nos illustres associations, Kasy-Moullah est tué et maintenant prie Dieu pour vous. Soyons-lui reconnaissants de son dévouement à notre cause sainte ; soyons plus braves encore, puisque sa bravoure n’est plus là pour seconder la nôtre. Il nous protégea dans nos entreprises, et, puisqu’il nous a précédés là-haut, il ouvrira de sa main les portes du paradis à ceux de nous qui mourront en combattant. Notre croyance nous ordonne de mener la guerre contre les Russes, afin de délivrer nos compatriotes de leur joug. Qui tuera un Russe, c’est-à dire un ennemi de notre sainte religion, goûtera la félicité éternelle ; qui sera tué dans le combat, sera porté par les bras de la mort dans ceux des houris bienheureuses et toujours vierges. Retournez chacun dans vos Aouls, rassemblez le peuple, transmettez-lui les conseils de Kasy-Moullah, dites-lui que s’il ne tente pas de délivrer la patrie, nos mosquées se changeront en églises chrétiennes, et que les infidèles nous subjugueront tous.

» Mais nous ne pouvons pas rester sans imam. Chamouïl-Effendi, le bien-aimé de Dieu, qui a reçu les dernières paroles de notre brave chef, vous dira que ses dernières paroles ont été pour me nommer son successeur, je déclare aux Russes la guerre sainte, moi qui, à partir de cette heure, suis votre chef et votre imam. »

Parmi ceux qui assistaient à cette réunion et qui écoutaient ces paroles, beaucoup étaient opposés à l’avénement de Gamzat-Bey au suprême pouvoir.

Des murmures se firent donc entendre.

Alors Gamzah-Bey fit un signe de la main pour commander le silence.

On lui obéit.

— Musulmans, dit-il, je vois que votre croyance commence à s’affaiblir ; mon devoir d’imam m’ordonne de vous remettre dans la voie de laquelle vous vous écartez. Obéissez à l’instant même, sans murmure ; obéissez à la voix de Gamzah-Bey, ou Gamzah-Bey vous fera obéir à son poignard.

Le regard résolu de l’orateur, son cangiar tiré hors du fourreau, ses murides déterminés à tout, imposèrent silence à la foule ; pas une voix n’osa protester, et Gamzat-Bey sortit de la mosquée, sauta sur son cheval, et, proclamé imam par lui-même, retourna à son camp escorté de ses murides.

Le pouvoir spirituel de Gamzat-Bey était établi, restait à établir le pouvoir temporel.

Ce pouvoir était tenu par les khans de l’Avarie, Chamouïl-Effendi, devenu lieutenant de Gamzat-Bey, comme celui-ci avait été le lieutenant de Kasy-Moullah, lui persuada, assure-t-on, qu’il fallait à tout prix se débarrasser des maîtres légitimes du pays.

Beaucoup, au contraire, prétendent que ce conseil fut donné à Gamzat-Bey par Aslan, khan de Kasy-Koumouck, ennemi particulier des khans d’Avarie.

Voici quelle était la situation de ces khans :

C’étaient trois jeunes gens orphelins de leur père, et qui avaient été élevés par la mère Pakou-bike. Ils se nommaient Abon-Nounzale, Oumma-Khan, et Boulatch-Khan.

En même temps qu’eux, la mère avait élevé Gamzat-Bey, qui se trouvait être sinon leur frère de sang, du moins leur frère de reconnaissance.

Ils avaient reculé devant l’invasion russe et s’étaient réfugiés à Khunzhak.

Gamzat-Bey attaqua les Russes, les harcela jour et nuit, et les inquiéta de telle façon qu’ils furent forcés de quitter l’Avarie, laissant deux ou trois villages complétement détruits.

Gamzat-Bey alla placer son camp près de Khunzhak, et prévint les jeunes Khans de sa présence en les invitant à venir le visiter.

Ceux-ci vinrent sans défiance ; ils croyaient se rendre à l’invitation d’un ami.

Mais à peine furent-ils dans le camp de Gamzat-Bey que les noukers de celui-ci tombèrent sur eux à coups de schaskas et de cangiars.

Les trois jeunes gens étaient braves, quoique le troisième fut un enfant : ils avaient une suite dévouée, ce ne fut donc pas un meurtre facile, mais un combat acharné.

Ils finirent par succomber, moins le troisième, qui fut pris vivant ;

  1. Le muridisme, sur lequel nous reviendrons, se sépare en deux parties : Chariat et Tharicat ; nous donnerons l’explication de chacun de ces deux mots.