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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/118

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le caucase

à une branche d’arbre, de sorte que je fus tiré de ma tarantasse comme une lame est tirée de son fourreau.

La branche plia sous mon poids ; je me trouvai à un pied de terre.

Je me laissai tomber, et tout fut dit.

Moynet était déjà debout.

Mais il n’en était pas ainsi des deux autres.

L’hiemchick était resté sous les pieds des chevaux. Il avait la tête et la main ensanglantées.

Kalino était allé tomber dans la terre labourée et ne s’était pas fait grand mal.

Seulement, il était préoccupé d’une chose.

C’était lui qui était porteur de ma montre, bijou assez précieux confectionné par Rudolfi.

Il était, à toute réquisition, chargé de nous dire l’heure.

Par coquetterie, il avait, au lieu de l’assurer au bouton de son gilet, accroché le bout de la chaîne de ma montre à sa redingote.

Or, dans le saut auriolique qu’il venait d’accomplir, une branche vigoureuse et flexible en même temps avait, de son côté, accroché la chaîne, avait tiré la montre du gousset et l’avait fait sauter, le diable sait où.

Il restait au bouton la chaîne brisée, mais de la montre il n’en était plus question.

Il m’exposa son embarras.

Portons secours à notre postillon d’abord, lui dis-je, nous nous occuperons de la montre après.

Kalino ne comprenait pas qu’un hiemchick pût passer avant une montre ; — lui, tout au contraire : — la montre d’abord, — l’homme après. — Mais j’insistai. D’ailleurs, Moynet était déjà aux rênes des chevaux qu’il dételait.

Mais les chevaux, au Caucase, sont attelés d’une façon toute particulière ; ce qui est une courroie chez nous est une corde là-bas : ce qui est une boucle est un nœud. Je tirai mon kangiar et coupai les traits.

Au même moment, les Cosaques arrivèrent. Ils nous avaient vus de loin exécuter nos cabrioles, et ne sachant pas à quels exercices nous nous livrions, ils accouraient à notre secours. Ils furent les bienvenus ; nous avions grand besoin d’eux.

Enfin on parvint, ne pouvant pas tirer l’homme de dessous les chevaux, à tirer les chevaux de dessus l’homme. Il était blessé à la tête et à la main.

L’eau d’une source et nos mouchoirs de poche confectionnèrent un appareil suffisant, les blessures n’étant pas autrement dangereuses.

Pendant que je le pansais, Kalino cherchait la montre.

Quand mon homme fut pansé, il me prit l’envie de savoir de quelle mouche il avait été piqué. Je l’interrogeai, en faisant remonter l’interrogatoire au moment où il avait mis ses chevaux au galop et avait cessé de nous répondre.

Alors il nous avoua qu’à partir de ce moment-là la tête lui avait tourné ; instinctivement il avait maintenu ses chevaux au milieu de la route, ou, mieux encore, ses chevaux s’y étaient maintenus eux-mêmes. Le bon Dieu avait voulu que tout allât bien jusqu’au bas de la montagne ; mais arrivé là, il avait senti que la force et la volonté lui échappaient tout à la fois ; c’était alors qu’il avait crié à Kalino : — Prenez les rênes, je perds la tête.

L’explication était nette, il ne nous restait plus qu’à remercier Dieu du miracle qu’il avait fait en notre faveur.

Dieu se contenta d’un seul, ce qui au reste était bien assez, et ne nous fit pas, au grand désespoir de Kalino, retrouver notre montre.

Une fois nos douze Cosaques réunis autour de la tarantasse, elle ne fut pas longtemps à être remise sur pied ; elle avait admirablement supporté le choc, et était prête à faire un second saut du double de hauteur.

On y rattela les chevaux ; ils la traînèrent sur le milieu de la route. Nous remontâmes à l’intérieur ; l’hiemchick et Kalino reprirent leur place sur le siége, mais en changeant de place l’un avec l’autre, de manière que Kalino pût conduire. On abandonna la montre où la branche l’avait envoyée, et l’on se remit en route.

Un quart d’heure après nous étions à Axous, la nouvelle Schumaka.

Axous, qui a eu autrefois trente-cinq ou quarante mille âmes, en a aujourd’hui trois ou quatre mille à peine, et ne vaut pas la peine que l’on s’y arrête ; aussi ne fîmes-nous que relayer et continuâmes-nous notre chemin.

À huit heures du soir nous arrivions à la station de Tourmanchaïa, où ce que nous vîmes de plus remarquable dans la chambre de l’officier du poste, fut une tapisserie faisant le fond de son lit, et représentant la Rebecca de Coignet enlevée par le templier Bois-Guilbert.

À sept heures du matin nous étions en route.

À mesure que nous avancions, la végétation reparaissait. Un soleil doux et charmant nous enveloppait de ses caresses ; nous faisions enfin une route des plus pittoresques par une belle journée d’été.

Et cela au mois de novembre.

À onze heures nous arrivions à la station de poste.

Maintenant, qu’allions-nous faire ? Allions-nous coucher là et traverser le lendemain Noukha sans nous arrêter ?

Allions-nous aller coucher à Noukha et stationner un jour chez le prince Tarkanoff ?

J’obtins que l’on coucherait à Noukha, quitte à en partir le lendemain sans voir le prince Tarkanoff, ou après l’avoir vu.

Je donnai donc l’ordre aux hiemchicks de continuer leur chemin, malgré l’heure avancée, et de nous conduire à la maison de la couronne de Noukha.

La tarantasse repartit au galop, et un quart d’heure après, après avoir traversé des rivières, coupé des ruisseaux, vu fuir à notre droite et à notre gauche des arbres, des maisons, des moulins, des fabriques, nous nous engageâmes entre une double haie et nous arrêtâmes en face d’une bâtisse aux fenêtres mornes et éteintes, à la porte fermée.

Cela ne nous promettait pas une bien succulente hospitalité.

CHAPITRE XXIX.

LA MAISON DE LA COURONNE.
Le prince Tarkanoff.

Notre hiemchick entra dans une grande maison en face de celle qu’il venait de nous annoncer devoir être notre loge-