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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/123

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le caucase

dix à douze ans, vêtu du costume tcherkesse et armé d’un poignard.

L’enfant était d’une charmante figure ; on y reconnaissait le type géorgien dans toute sa pureté : les cheveux noirs et plantés proche des sourcils, comme ceux de l’Antinoüs, les sourcils et les cils noirs, des yeux de velours, un nez droit, des lèvres rouges et sensuelles, des dents magnifiques.

En m’apercevant, il vint droit à moi.

— N’est-ce pas, me dit-il en excellent français, que vous êtes M. Alexandre Dumas ?

— Oui, répondis-je, et vous, n’est-ce pas que vous êtes le prince Ivan Tarkanoff ?

Je l’avais reconnu au portrait que m’en avait fait Bagration.

Il se retourna vers le chef d’Essaouls et lui parla vivement en géorgien.

— Puis-je vous demander ce que vous dites à cet officier, prince ?

— Certainement : je lui dis que je vous avais bien reconnu au portrait que l’on m’avait fait de vous. Ce matin, quand on nous a annoncé qu’il y avait des voyageurs à la maison de la couronne, j’ai dit à mon père : — Bien sûr, c’est M. Alexandre Dumas. Nous étions prévenus de votre arrivée ; seulement, comme vous tardiez beaucoup, nous craignions que vous eussiez pris la route d’Elisabethpol.

— Papa, papa, cria-t-il à un homme de cinquante ans, vigoureusement bâti et portant le petit uniforme de colonel russe, papa, c’est M. Alexandre Dumas.

L’officier fit un signe de tête et prit le chemin de l’escalier du balcon qui débouchait dans la cour.

— Voulez-vous me permettre d’embrasser un jeune hôte qui me reçoit si cordialement ? demandai-je à l’enfant.

— Je crois bien, me dit-il, et il me sauta au cou.

— Je n’ai encore rien lu de vous, me dit-il, parce que je suis un paresseux, mais maintenant que je vous connais, je vais lire tout ce que vous avez fait.

Pendant ce temps, son père était sorti de la maison dans la cour et s’approchait de nous.

Ivan alla au-devant de lui en sautant, et frappant les mains l’une dans l’autre en signe de joie.

— Eh bien ! quand je te le disais, papa, que c’était M. Alexandre Dumas ! c’est lui ; il va passer huit jours avec nous.

Je souris.

— Nous partons ce soir, mon prince, lui dis-je, ou demain matin au plus tard.

— Ah ! ce soir, si c’est possible, dit Moynet.

— D’abord, nous ne vous laisserons pas partir ce soir, parce que nous n’avons pas envie que vous soyez égorgé par les Lesguiens. Quant à demain, c’est ce que nous verrons.

Je saluai le père du jeune homme. Il m’adressa ses compliments en russe.

— Mon père ne parle pas français, me dit l’enfant, mais je vous servirai d’interprète. Mon père vous dit que vous êtes le bien venu sous notre toit, et je réponds pour vous que vous acceptez l’hospitalité qu’il vous offre. Démétrius dit que vous avez de très-beaux fusils. J’aime beaucoup les fusils. Vous me montrerez les vôtres, n’est-ce pas ?

— Avec le plus grand plaisir, mon prince.

— Allons, montons, le thé vous attend.

Il dit en géorgien deux mots à son père, qui nous indiqua le chemin en s’efforçant de nous faire passer devant lui.

Nous arrivâmes à l’escalier. À droite et à gauche de l’escalier s’étendait une galerie ouverte.

— Voici la chambre de ces messieurs, dit l’enfant, la vôtre est là-haut. On mettra vos bagages dans une troisième, afin qu’ils ne vous gênent pas. Passez donc ; mon père ne passera jamais devant vous.

Je passai, montai l’escalier et me trouvai sur le balcon. L’enfant courut devant nous pour nous ouvrir la porte d’un salon.

— Maintenant, dit-il en nous saluant, vous êtes chez vous.

Et tout cela était dit avec la tournure que j’essaye de conserver aux phrases et avec un gallicisme incroyable dans un enfant né à quinze cents lieues de Paris, en Perse, dans un coin du Chirvan, et qui n’avait jamais quitté son pays natal.

J’étais émerveillé, et en effet c’était miraculeux.

Nous nous assîmes à une table où bouillait un samavar.

Tout en prenant notre verre de thé, — je crois avoir déjà dit qu’en Russie, et par conséquent dans tous les pays qui dépendent de la Russie, le thé se prend dans des verres, les femmes seules ont droit à des tasses, — tout en prenant notre verre de thé, j’adressai quelques remercîments et quelques questions de politesse au prince. L’enfant traduisait mes paroles au fur et à mesure qu’elles sortaient de ma bouche, avec une facilité admirable et comme s’il eût fait le métier d’interprète toute sa vie.

Tout à coup le souvenir de mon factionnaire me revint à l’esprit.

— À propos, dis-je au prince Ivan, était-ce de peur que nous ne nous sauvions que l’on avait mis cette nuit une sentinelle à notre porte ?

— Non, dit en riant le jeune homme, — je n’ose plus l’appeler un enfant ; — non, c’était pour notre sûreté.

— Comment, pour notre sûreté ? Notre sûreté était-elle menacée ?

— Oui et non. On nous a prévenus que les Lesguiens devaient faire une entreprise sur la fabrique de soie de Noukha, et l’on a ajouté…

— Qui cela ? demandai-je en interrompant le jeune prince.

— Nos espions. Nous avons des espions chez eux, comme ils en ont chez nous.

— Et qu’a-t-on ajouté ? demandai-je.

— Qu’ils ne seraient pas fâchés de m’enlever. Mon père leur a fait beaucoup de mal : il leur a coupé de sa main une trentaine de têtes. À la vingt-deuxième, l’empereur Nicolas lui à envoyé une bague. — Papa, montre donc ta bague à M. Dumas.

Ces derniers mots furent dits en géorgien. Le colonel se leva en souriant et sortit. Il semblait heureux, lui, le vieux lion, d’obéir à cette jeune voix et à cette bouche fraîche.

— Comment, ils veulent vous enlever, ces brigands-là, mon cher prince ?

— Il paraît que oui, répondit l’enfant.

— Et couper cette jolie tête-là en façon de représailles ?

Je pris l’enfant par le cou et l’embrassai de tout cœur, frissonnant à l’idée que je venais d’émettre.