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Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/139

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le caucase

Il avait dessiné celui que nous allions voir de sept côtés différents.

Nous montâmes à cheval, et nous fîmes en vingt minutes les quatre ou cinq verstes qui nous séparaient des ruines royales.

Tout à coup, au détour d’une montagne, nous le vîmes se détacher et majestueusement grandir devant nous.

Il était sur un pic isolé, dominant la vallée de l’Alazan. Il avait pour horizon cette magnifique chaîne caucasique que nous avions longée la veille.

Nous dominions sa base, et sa cime nous dominait : ses déchirures étaient superbes et grandioses ; on sentait que par ses brèches avaient passé non-seulement le temps, mais les révolutions.

Moynet en prit une vue de l’endroit même où nous nous étions arrêtés ; c’était peut-être le seul point qui restât vierge du pinceau de notre vieil artiste.

À six verstes du château de la reine Tamara s’élève une autre montagne et existe une autre tradition.

Cette montagne que nous avions longée au coucher du soleil, nous l’avions remarquée à cause de sa belle forme et parce qu’elle était magnifiquement éclairée.

C’est la montagne d’Élie.

Un lac salé en baigne la base.

Une chapelle très-fréquentée est bâtie dans une grande grotte creusée au centre de la montagne.

La tradition dit que c’est dans cette grotte que le prophète Élie fut nourri par un corbeau, et du sommet de la montagne qu’il monta au ciel en laissant son manteau à son disciple Élisée.

C’était la première légende biblique que nous rencontrions sur notre chemin. On sentait que nous approchions de l’Arménie.

En rentrant chez le prince, nous trouvâmes son aide de camp qui nous attendait avec son album. Lui aussi dessinait. Il avait fait partie de la dernière expédition lesguienne et avait pris plusieurs vues fort curieuses.

L’une était celle de Gorouck-Meyer, c’est-à-dire de la montagne que la dernière expédition avait dû gravir pour pénétrer chez les Lesguiens.

Une seconde était un dessin de Bogitte, aoul pris après un siége qui s’était perpétué de maison en maison.

Il fallut démolir chaque maison pour y entrer ; la dernière maison prise, l’aoul était rasé.

Enfin la troisième était un dessin de l’aoul de Kitturi, en flammes. C’est devant cet aoul, pris le 21 août 1858, que le général Wrewsky avait été blessé de deux balles, l’une à la poitrine, l’autre à la jambe.

Au bout d’une dizaine de jours il succomba à ces deux blessures.

Le colonel Kanganoff prit le commandement de l’expédition, la continua, emporta et rasa Dido.

Les habitants, au nombre de mille, firent leur soumission.

Un quatrième dessin était celui d’une porte lesguienne, avec sa décoration de mains coupées ; les mains étaient clouées comme sont clouées aux portes de nos fermes les pattes de loups.

Ces mains se gardent longtemps fraîches et pour ainsi dire vivantes, grâce à une préparation dans laquelle on les fait bouillir.

Cette porte, qui était celle d’une maison de Dido, était ornée de quinze mains. D’autres plus pieux les clouent dans les mosquées. Il y avait peut-être deux cents mains clouées dans la mosquée de Dido.

Au reste, les Touschines, peuplade chrétienne, ennemis mortels des Lesguiens et en général de tous les mahométans, et qui rend de grands services dans les expéditions, a les mêmes habitudes, toute chrétienne qu’elle est ; autant d’ennemis pris par les Touschines, autant de mains coupées.

Dans la dernière expédition, un chef touschine qui marchait dans les rangs russes avec ses trois fils, eut son fils aîné blessé. Il adorait ce jeune homme, mais se fit un point d’honneur de ne donner aucun signe de faiblesse, quoique en réalité son cœur fût brisé.

Le père se nomme Chette. Peut-être est-ce une corruption du mot chaïtan, qui veut dire diable.

Le fils se nommait Grégory.

On indiqua au père la maison où le blessé avait été transporté.

Chette s’y rendit.

Vaincu par la souffrance, le jeune homme se plaignait.

Chette s’approcha du tapis sur lequel il était couché, s’appuya sur son fusil, et regardant le blessé en fronçant le sourcil :

— Est-ce un homme ou une femme que j’ai engendré ? demanda-t-il.

— C’est un homme, mon père, répondit Grégory.

— Eh bien ! alors, demanda Chette, si c’est un homme, pourquoi cet homme se plaint-il ?

Le blessé se tut et expira sans pousser un soupir.

Le jeune homme mort, le père prit le cadavre, le dépouilla et le posa sur une table.

Puis, il fit avec la pointe de son kangiar soixante-quinze crans contre la muraille.

Après quoi il coupa son fils en soixante-quinze morceaux.

C’était autant de morceaux qu’il avait de parents et d’amis en état de porter les armes.

— Que fais-tu ? lui demanda le colonel qui le voyait se livrer à cette horrible besogne.

— Je venge Grégory, dit-il ; dans un mois j’aurai reçu autant de mains lesguiennes que j’aurai envoyé de morceaux.

Et en effet, au bout d’un mois il avait reçu de ses parents et de ses amis soixante-quinze mains auxquelles il en joignait quinze récoltées par lui.

En tout quatre-vingt-dix.

Grégory était vengé.

Jamais dans un combat un Touschine n’ira au secours d’un de ses amis, à moins que celui-ci ne l’appelle, et il est rare qu’un Touschine appelle du secours, fût-il seul contre trois.

Un Touschine aimait une jeune fille du village de Tiarmeth.

Il la demande en mariage.

— Combien as-tu de mains lesguiennes à m’apporter en dot ? lui demande celle-ci.

Le jeune Touschine se retire tout honteux : il n’avait pas encore combattu.

Il va trouver Chette et lui conte son malheur.