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le caucase

du passant, quel qu’il fût, prenait une expression menaçante, vue à travers les poils de son papak noir ou gris.

On sentait que l’on entrait sur un sol où chacun craignait de rencontrer un ennemi, et, trop loin d’une autorité quelconque pour compter sur elle, on se gardait soi-même.

Et, en effet, comme nous l’avons dit, nous approchions de la ville de Kisslarr, la même qui, en 1831, a été prise et pillée par Kasi-Moullah, le maître de Chamyll, qui y coupa six mille têtes.

Chacun a encore souvenir d’avoir perdu, soit un parent, soit un ami, soit sa maison, soit sa fortune, dans cette catastrophe qui, chaque jour, se renouvelle partiellement.

À mesure que nous approchions, le chemin se gâtait ; il eût été regardé comme impraticable en France, en Allemagne ou en Angleterre, et une voiture ne s’y fût pas engagée.

Mais la tarantasse passe partout, et nous étions en tarantasse.

Nous qui venions de traverser des mers de sable et d’être aveuglés pendant cinq jours par la poussière, nous étions arrivés aux abords d’une ville pour voir nos chevaux entrer dans la boue jusqu’au poitrail, et nos voitures jusqu’aux moyeux.

— Où faut-il vous conduire ? avait demandé l’hiemchick [1].

— À la meilleure auberge.

Il avait secoué la tête.

— À Kisslarr, gospodine ! — avait-il répondu, — il n’y a pas d’auberge.

— Mais alors, où loge-t-on à Kisslarr ?

— On s’adresse au maître de police, et il vous désigne une maison.

Nous appelâmes un Cosaque de notre escorte, nous lui donnâmes notre paderogné [2] et notre otkritoy-list [3] pour constater notre identité, et lui ordonnâmes de se rendre à fond de train chez le maître de police, et de revenir nous attendre avec sa réponse aux portes de la ville.

Il partit au galop, et disparut dans le chemin sinueux qui, pareil à une rivière de boue, se perdait au milieu des haies.

Ces haies renfermaient des jardins plantés de vignes, et qui paraissaient parfaitement cultivés.

Nous questionnâmes notre hiemchick, qui nous répondit que c’étaient les jardins arméniens.

Ces jardins arméniens sont les vignobles où l’on récolte le fameux vin de Kisslarr.

Le vin de Kisslarr et celui de Kakhétie, moins bon à mon avis, parce que, transporté dans des peaux de buffles, il prend le goût de la peau, sont avec le vin d’Odjalesch en Mingrelie et le vin d’Érivan, les seuls vins que l’on boive dans tout le Caucase, — le pays où, proportion gardée, malgré sa population musulmane, on boit peut-être le plus de vin.

On fait en outre à Kisslarr une excellente eau-de-vie connue par tout le Caucase sous le nom de Kisliarxa.

Ce sont les Arméniens qui font le vin et l’eau-de-vie. En général, dans le Caucase et dans les provinces qui en dépendent, ce sont les Arméniens qui font tout.

Chaque peuple a sa spécialité : le Persan vend des soieries ; le Lesguien vend des draps ; le Tatar vend des armes. L’Arménien n’a pas de spécialité ; il vend de tout ce qui se vend et même de tout ce qui ne se vend pas.

En général, la réputation de l’Arménien n’est pas bonne ; on vous dit à tout propos :

« Si le Tatar vous fait un signe de la tête, comptez sur lui.

» Si un montagnard quelconque vous donne sa parole, comptez sur lui.

» Mais si vous traitez avec un Arménien, faites-lui signer un papier, et prenez deux témoins pour qu’il ne nie pas sa signature. »

À tout ce qu’ils vendent d’habitude, les Arméniens de Kisslarr joignent donc la vente du vin et de l’eau-de-vie.

Depuis cinq jours nous n’avions pas vu un arbre, et notre cœur se dilatait en entrant dans cette oasis, quoique l’oasis allât s’effeuillant.

Nous avions quitté l’hiver en Russie, nous retrouvions l’automne à Kisslarr ; on nous assurait que nous retrouverions l’été à Bakou.

Nous prenions décidément l’année à l’envers. Nous fîmes environ quatre verstes dans ces abominables chemins, et nous arrivâmes enfin à la porte de la ville.

Notre Cosaque nous attendait.

Le maître de police nous assignait une maison à cent pas de là.

Notre voiture, conduite par le Cosaque, s’arrêta à la porte de la maison.

Nous étions véritablement en Orient, — dans l’Orient du nord, c’est vrai ; — mais l’Orient du nord diffère de l’Orient du midi par les costumes seulement : les mœurs et les habitudes sont les mêmes.

Moynel s’en aperçut en se cognant la tête à la porte d’entrée de notre chambre : elle semblait faite pour un enfant de dix ans.

J’étais entré le premier et j’avais, avec une certaine inquiétude, jeté les yeux autour de moi. Les stations de poste, que nous venions de parcourir, étaient peu meublées, c’est vrai ; mais encore avaient-elles un banc de bois, une table de bois, deux chaises de bois.

Notre chambre n’avait pour tout meuble qu’une guitare suspendue à la muraille.

Quel était le fantaisiste espagnol qui nous avait précédé dans ce logement, et qui, manquant d’argent pour payer son gîte, avait laissé en payement ce meuble inconnu que notre hôte réservait probablement pour le musée de Kisslarr ?

Nous interrogeâmes un petit garçon d’une quinzaine d’années, celui pour lequel sans doute la porte était faite, et qui se présenta à nous avec sa tcherkesse garnie de cartouches et son kangiar passé dans sa ceinture ; mais il se contenta de nous répondre avec un mouvement d’épaule qui voulait dire : En quoi cela vous intéresse-t-il ?

— La guitare est là, parce qu’on l’y a mise.

Force nous fut de nous contenter de l’éclaircissement, si trouble qu’il fût.

Nous lui demandâmes alors sur quoi nous mangerions, sur quoi nous nous assoirions et sur quoi nous coucherions.

Il nous montra le plancher et se retira fatigué de notre importunité, démasquant son frère, jeune garçon de sept à huit ans attaché par sa famille à un kangiar plus long que

  1. Postillon.
  2. Ordre de prendre des chevaux.
  3. Feuille ouverte, ou blanc seing, c’est-à-dire autorisation de réclamer des escortes.